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pourrait soupçonner Argan et M. Jourdain d’avoir eu du génie ?

Les critiques moroses dont je parle se plaindront peut-être qu’il y a beaucoup d’arbitraire dans les raisonnemens de M. Lombroso. Il commence par affirmer que l’homme normal est celui qui ne se sert de son intelligence que pour gagner son pain de chaque jour ; il s’ensuit que les hommes d’une intelligence supérieure dérogent en quelque sorte au droit commun, que le génie est une perversion, une anomalie, et toute anomalie est un cas morbide. Il est certain que les hommes de génie n’abondent pas, et pour ne parler que des grands politiques, la nature pense avoir bien travaillé quand elle en a produit trois ou quatre dans un siècle. Mais M. Lombroso a la mémoire courte : il ne se souvient plus de ses principes dès qu’ils se tournent contre lui et contrarient ses paradoxes. Il nous avait déclaré qu’il n’y a dans ce monde point d’exceptions, qu’en vertu de ce qu’il appelle la loi sérielle de sa chère statistique, aucun phénomène ne se produit qui ne soit l’expression d’une série nombreuse de faits analogues, moins distincts, moins apparens. Il est permis d’en conclure que le génie est, lui aussi, le dernier terme d’une série. Nombre d’hommes, qui n’en ont pas, ne laissent pas de posséder à l’état rudimentaire quelques-unes des qualités dont il a toute la gloire ; on pourrait les appeler des hommes « géniaux », et ils ont pour l’observateur cet avantage qu’ils sont plus commodes à étudier : ce sont de très petits soleils qu’on peut regarder sans éblouissement ; ils ne nous obligent pas à cligner les yeux.

Il y a des hommes géniaux dans tous les rangs de la société, dans toutes les classes, dans toutes les professions, dans les campagnes comme dans les villes, et souvent parmi les petits et les humbles. J’en connais un dans mon village. Il est robuste, râblé et de taille moyenne ; vous pouvez m’en croire, il n’est point rachitique, il n’a pas le pied bot et il a l’ouïe très fine. Les jours de fête, il fait gogaille et boit sec ; hors cela, il évite les excès. Il est un peu bourru, il méprise les imbéciles et les rabroue ; mais il ne bat pas sa femme, tout au plus la chagrine-t-il quelquefois par ses brusqueries et ses algarades. Ce paysan propriétaire, qui en matière de culture et d’élève du bétail a des sagesses et une industrie que n’ont pas ses voisins, s’est acquis la réputation d’un homme très futé, très intelligent.

On estime qu’il est d’excellent conseil, et dans tous les cas embarrassans, on le consulte ; il trouve des expédiens dont personne ne s’était avisé. « C’est un malin », disent les uns ; « c’est un sorcier », disent les autres. Comme il ne lui est jamais tombé dans l’esprit de devenir un conducteur de peuples, un Cavour, un Bismarck, il ne s’est donné