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les hommes de génie. C’est affaire à lui de nous démontrer qu’aucun de ces caractères ne se retrouve dans l’homme normal, dans l’homme d’esprit court et épais, dans celui qui ne vit que pour manger et qui mériterait d’avoir une queue. Qu’à l’aide de ses infaillibles statistiques, il nous fournisse cette preuve, et nous nous déclarerons convaincus. »

Il est certain que, si le vulgaire était exempt de toutes les tares dont sont affligés les grands hommes, la démonstration de M. Lombroso serait plus rigoureuse et le génie aurait perdu son procès. Mais le génie peut se rassurer ; les caractères spécifiques qui témoignent de sa dégénérescence se retrouvent chez beaucoup d’hommes médiocres, au demeurant sains d’esprit. Parmi ceux qui seraient incapables de créer un système de philosophie, de faire une seule découverte en astronomie ou en physique, de composer un opéra ou d’être de grands hommes d’État, il en est beaucoup qui sont maigres, pâles et de petite taille. Quelques-uns sont rachitiques, ont le pied bot et l’ouïe très dure. Ils se permettent quelquefois d’être aussi bègues que Démosthène ou d’avoir comme le physicien Nobili un crâne nanocéphale. Beaucoup restent célibataires, et ceux qui se marient n’ont pas toujours des enfans.

On en connaît qui attachent tant de prix à leurs habitudes qu’ils ont horreur de toutes les nouveautés ; comme Napoléon, ils n’aiment pas à changer de chapeau ; comme Richelieu, ils se défient des inventeurs et des inventions. Il en est qui ont des superstitions étranges, qui croient Meurs rêves et consultent la somnambule. Ils ont souvent des tics, des bizarreries, trop de goût pour les boissons alcooliques ; ils sont sujets aux distractions, et il leur arrive parfois de dire de grandes sottises ; on peut même affirmer que Descartes, Shakspeare, Goethe et Hegel en disaient moins souvent. On en connaît aussi qui sont très préoccupés de leur petit moi, pour qui leurs maladies, leurs bobos, leurs petits succès d’amour-propre, leurs petites déconvenues, sont des affaires d’État, dont ils entretiennent tout l’univers. Les uns sont mégalomanes et d’un orgueil insupportable ; d’autres sont inquiets, timides, et comme M. Renan, ils ne savent pas choisir leur place dans les omnibus. Tels et tels manquent absolument de sens moral ; ils n’ont jamais écrit ni Manfred, ni la Fille du régiment, et comme Donizetti, ils bourrent leur femme ; comme Byron, ils battent leur maîtresse. Molière, qui, sans être médecin aliéniste, avait pénétré assez avant dans les profondeurs de l’âme humaine, nous a peint un homme que la vanité surexcitée avait rendu à demi fou, un autre devenu maniaque par un excès de tendresse pour sa chère personne. Qui