Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en est faite, à deux reprises, dans le poème, il résulte que les gens d’Ithaque avaient l’habitude de vendre et d’acheter des esclaves chez les Sikèles. Il y a, dans la maison de Laërte, une servante âgée que le poète appelle « la vieille femme Sikèle (γυνὴ Σιϰελὴ γρηύς). » Ailleurs, les prétendans, pour se débarrasser du mendiant mystérieux qui commence à les inquiéter, songent à le livrer aux Sikèles[1]. Le fait même de ces relations et de leur continuité est donc bien attesté ; mais les Sikèles dont il est ici question sont-ils ceux de la Sicile, ou bien le poète avait-il en vue des tribus de cette même race qui, fixées dans l’Italie méridionale, auraient été plus voisines d’Ithaque ? À ce sujet, le doute est permis ; mais il n’y a rien dans le texte qui donne à penser que ce commerce se fît par l’intermédiaire des Phéniciens. « Jetons », disent les ennemis d’Ulysse, « ces hôtes dans un navire aux nombreux rameurs, et transportons-les chez les Sikèles, où nous en trouverons un bon prix[2]. » Il semble que, quand furent composés les derniers chants du poème, les barques grecques fussent déjà accoutumées à tenter la traversée de l’Adriatique[3].

Qu’ils habitassent la Calabre ou la grande île qui en était proche, les Sikèles d’Homère étaient donc, au moins en partie, établis sur le littoral ; autrement, quels rapports auraient-ils pu avoir avec les Grecs de la côte opposée ? Les Grecs les trouvèrent installés sur ces rivages orientaux de la Sicile où, dans la seconde moitié du VIIIe siècle, ils commencèrent, Ioniens et Doriens, à chercher fortune. Il nous est dit, de plusieurs des colonies qui furent alors fondées, que le territoire en fut conquis sur les Sikèles. C’est le cas notamment pour Messane, aujourd’hui Messine ; elle remplaça un bourg que les Sikèles appelaient dans leur langue zanklé « la faux », nom qui s’explique par la courbe concave de cette longue plage que bordent les maisons de la ville moderne. Il en est de même pour Naxos, pour Mégara Hyblœa, pour Leontini et pour Syracuse ; c’est ce qui dut d’ailleurs se passer aussi pour les cités à propos desquelles ce renseignement ne nous a pas été transmis. Les Sikèles ne paraissent pas avoir disputé le terrain avec beaucoup d’acharnement : le souvenir ne s’est pas conservé de luttes prolongées et meurtrières. Les Sikèles n’étaient pas en mesure

  1. Homère, Odyssée, XXIV, 210, 366, 388.
  2. Odyssée, XX, 383.
  3. Il resterait pourtant une dernière possibilité, c’est que les Sikèles dont, il est ici question fussent établis sur la cote de l’Épire ; mais aucun historien ne mentionne les Sikèles parmi les habitans des rivages orientaux de l’Adriatique.