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Il serait trop long de les énumérer ; nous n’en citerons qu’un, qui est significatif. Les lexicographes anciens avaient déjà remarqué que, bien avant la conquête romaine, le grec qui se parlait dans l’île contenait des mots que l’on n’aurait pas compris dans le Péloponèse, des mots dont la physionomie était plus latine que grecque ; il appelait le lièvre leporis et non lagos. La ressemblance était surtout frappante dans la nomenclature du système de poids et mesures dont faisaient usage les Grecs de Sicile. C’est ainsi qu’ils employaient les termes litra, qui n’est qu’une variante de liera, ougkia (uncia), et que, pour le cuivre, ils comptaient par as ; on reconnaît ce vocable dans les dérivés hexans et trians, (triens) que mentionne Aristote. Il en était de même pour la pièce de monnaie, et, avant l’invention du monnayage, pour une quantité déterminée de métal pesée à la balance. Dans l’Italie méridionale et en Sicile, on disait noummos (nummus), et non, comme les Grecs orientaux, nomisma. Ces mots, qui appartiennent au plus vieux fonds de la langue du Latium, les colons grecs de l’île ne les ont pas empruntés aux Romains, avec lesquels ils n’ont pas eu de relations suivies avant le IIIe siècle. Au contraire, dès le jour où ils s’étaient établis en Sicile, ils s’étaient trouvés en contact quotidien avec les Sikèles ; ils avaient été conduits à leur faire certains emprunts, à leur prendre maintes expressions courantes, et surtout les noms des poids et de leurs multiples, noms que l’on avait sans cesse l’occasion de répéter dans les colloques qui s’engageaient, entre Grecs et Sikèles, à propos du moindre marché[1].

Les Sikèles seraient ainsi des Latins qui, pour avoir été trop tôt séparés de leurs congénères, ont manqué leur destinée et n’ont pas pris part au grand et illustre labeur de la fondation du monde romain. En revanche, le lot que leur avaient attribué les hasards des migrations forcées semblait des plus beaux. Refoulant devant eux les Sicanes, « ils avaient occupé les terres les plus fertiles de l’île », la côte septentrionale, la côte orientale et tout le massif du centre, le pays des arbres fruitiers et celui du blé. C’est là tout ce que l’on sait, par l’histoire, des temps qui suivirent de près cette prise de possession d’une moitié tout au moins de la Sicile.

Les Sikèles sont nommés dans l’Odyssée ; de la mention qui

  1. On trouvera tous les textes qui concernent ces particularités du grec sicilien réunis et commentés dans Freeman, The history of Sicily from the earliest times. t. 1, p. 488-490 et 508-510.