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durée. Le Duc d’Aumale, par la dignité de son attitude, par la correction de toute sa vie, par l’air de loyauté et d’honneur qu’il portait sur son mâle visage, avait désarmé les haines politiques. On le savait patriote, et tous ceux qui l’avaient approché, en sentant battre son cœur, avaient senti battre le leur plus fort et plus haut. Les partis, même dans leurs injustices, éprouvent quelquefois une gêne, un embarras, qui ressemblent à du remords. Personne n’admettait que le Duc d’Aumale, sous le libre gouvernement de la République, pût se voir interdit le sol national : les portes de France devaient lui être rouvertes et l’ont été au bout de peu de temps. Son attitude à l’égard du boulangisme, qu’il condamnait sévèrement et très ouvertement, n’y a pas peu contribué.

Il est revenu vivre parmi nous, sans bruit, sans aucune recherche d’effet, jouissant avec amour de la patrie qui lui était rendue, et ne cherchant plus au monde d’autre satisfaction que la durée même et la tranquille possession de celle-là. Ayant dû renoncer à l’épée, il avait pris la plume et s’était fait historien. Il n’oublia jamais que, durant l’exil, il avait collaboré à cette Revue ; et, de retour à Chantilly, c’est encore ici qu’il donna les principaux chapitres de sa grande Histoire des princes de la maison de Condé. Les questions militaires ne cessaient pas de le passionner. Mais tout ce qui se rattachait à la gloire ou au bon renom de la France sous une forme quelconque, littéraire, philosophique, artistique, l’intéressait, le touchait et lui devenait bientôt familier. Il fallait le voir dans son château de Chantilly, qu’il avait si merveilleusement restauré, et où il avait réuni, avec quelques-unes des plus grandes reliques de notre passé, tant de précieux objets qui témoignaient de son goût pour la science et pour l’art. Chantilly, qu’il a voulu laisser à l’Institut, était devenu peu à peu un temple élevé à la France et à son histoire. C’est là qu’il aimait à recevoir, et qu’il se livrait le plus volontiers aux épanchemens d’une conversation où les récits, les anecdotes, les pensées vives et parfois profondes, les élans de patriotisme, les mille souvenirs d’une vie qui embrassait trois quarts de siècle, se pressaient ou se déroulaient avec une grâce charmante et une éloquence naturelle, familière et cordiale, où l’homme apparaissait tout entier. On se demandait invinciblement ce que cet homme à l’esprit si ouvert et si prompt, à l’âme débordante et chaude, aurait pu faire dans d’autres circonstances. Évidemment sa vie avait été manquée, et non point par sa faute. Il n’avait pas donné toute sa mesure. Il y avait en lui quelque chose d’inachevé, d’interrompu, et sa destinée incomplète avait empreint de mélancolie la douceur de ses yeux bleus. Il fallait