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au coin des lèvres. Ses mains à elle remplissent une fonction autre que de se montrer, la seule fonction qui importe à cette société sans cervelle et sans ailes : ajouter à sa beauté grasse, replète, « d’ortolans frais et de bisques nourrie », rosée, toute parfumée « d’eau de chair » et « tournée en friandise », quelque nouvelle et irrésistible « amorce d’amour ».

Les autres mains font des gestes imprécis qui n’ont d’autre but que de nous les présenter dans leur grâce ou dans leur adresse, de les ouvrir sous nos yeux et de nous les donner à lire, comme si nous étions des chiromanciens. Mais dans les mains des femmes on ne lit pas l’avenir. On y lit seulement la race et la beauté. Et c’est mieux ainsi. Le plus grand bienfait de l’avenir au présent et de la mort à la vie, c’est de se cacher. C’est de ne pas jeter sur la joie des réunions qui commencent l’ombre des séparations prochaines et de permettre que, jusqu’aux dernières minutes qui précèdent un tournant fatal de la route, les âmes restant ignorantes, les lèvres demeurent souriantes, et les yeux limpides dans leur sérénité. Parce qu’il nous montre ses contemporaines ainsi dans le plus beau moment de leur destinée, le peintre vaut mieux que l’historien. En nous peignant toutes ces femmes exquises du XVIIIe siècle, l’historien se croirait obligé de nous dire ce qu’elles sont devenues et de nous les montrer dans les affres d’une fin insoupçonnée. Dans ces figures de la duchesse de Châteauroux et de sa sœur Mme de Flavacourt, où Nattier ne nous fait voir que des divinités enchanteresses planant au-dessus des misères de la vie dans la nue dorée qu’elles embrasent de leur torche ou qu’elles strient de leurs douces flèches amoureuses, l’historien, lui, nous révèle la disgrâce et la mort. Il nous dit ce qu’est devenue, quatre ans après, la malheureuse maîtresse de Louis XV. Il faut qu’il nous fasse assister à ses angoisses durant la maladie de Louis le Bien-Aimé, à ses intrigues auprès du confesseur du roi, à ses scènes de larmes, à ses crises de nerfs, à son renvoi, lorsque l’évêque de Soissons lui dit, entrant dans la salle où elle se tenait avec sa sœur de Flavacourt : « Mesdames, le roi vous ordonne de vous retirer sur-le-champ!... » ; à sa fuite de Metz au milieu des huées populaires, à son retour à Paris, à ses fièvres, à ses saignées, à sa mort prématurée, au moment où le roi, guéri, ressuscité, venait lui demander l’oubli et la réconciliation ; à ses obsèques honteuses, enfin, à Saint-Michel de Saint-Sulpice, en cachette, au petit jour,