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Bologne : « J’ai renoncé à tous les plaisirs des jeunes gens. Dès l’âge de dix ans, j’ai employé ma vie à méditer, à écrire, à étudier. Non seulement je n’ai jamais pris une heure de récréation ; dans mes études je n’ai jamais demandé ni obtenu d’autre secours que ma patience et mon propre travail. Tout le fruit que j’ai retiré de mes fatigues a été d’être méprisé d’une manière extraordinaire pour un homme de mon rang, surtout dans un petit pays. Après que tous m’eurent abandonné, il plut à ma santé de s’en aller aussi. Ayant commencé de penser, de souffrir dès mon enfance, j’ai accompli à vingt et un ans le cours d’une longue vie de malheurs, et je suis moralement vieux ou plutôt décrépit... Il est temps de mourir ; il est temps de céder à la fortune, — la plus cruelle des résignations pour un jeune homme qui se sent à l’âge des belles espérances, mais le seul plaisir qui reste à celui qui après de longs efforts s’aperçoit qu’il est né sous un destin maudit, colla sacra e indelebile maledizione del destino. »

Il passait cependant pour constant que cette vie maudite avait eu ses privilèges, ses douceurs, sa part des rosées du ciel, qu’un dieu compatissant avait accordé à ce malheureux une faveur qui est souvent refusée aux heureux de ce monde, qu’il avait trouvé dans la personne d’un Napolitain, plus jeune que lui de huit ans, un ami d’une vertu exemplaire, un ami sans pareil, un ami parfait, tel qu’on n’en trouve qu’au Monomotapa. Il le croyait lui-même, et ses premiers biographes l’ont cru comme lui. L’un d’eux écrivait en 1842 : « Il expira entre les bras de son fidèle ami Antonio Ranieri, dont le dévouement sublime nous paraît comparable et même supérieur à tout ce que nous raconte l’antiquité. »

L’Italie éprouva un étonnement mêlé de scandale lorsque, quarante-trois ans après la mort de Leopardi, cet ami parfait publia sous le titre de Sept années de vie commune, Sette anni di sodalizio, un factum écrit dans un style emphatique, ampoulé, larmoyant, doucereux, dont l’onction servait à déguiser d’aigres ressentimens. « Ombre encore adorée, ombra ancora adorata, s’écriait-il, que tu m’as mal récompensé de t’avoir aimée comme jamais mortel ne sut aimer! » Dans son mielleux libelle, Ranieri énumérait tous les services qu’il avait rendus à cet ingrat, les sacrifices qu’il lui avait faits, les soins que sa sœur Pauline et lui avaient prodigués à ce malade d’humeur difficile, fantasque et quinteuse. Il lui reprochait d’avoir dissimulé les obligations qu’il leur avait. A l’entendre, Leopardi, sept années durant, avait vécu de ses libéralités, avait été à ses crochets, et s’était arrangé pour que le monde n’en sût rien. Il l’accusait d’avoir eu le pire des orgueils, celui d’un