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nous avons pu le suivre — n’a de séduisant que la touchante figure de Minna Herzlieb. Un homme de cinquante-huit ans, oublieux des quarante années qui le séparent d’une très jeune fille qu’il a vue grandir, n’offre point un beau spectacle : la passion qu’il éprouve, quelque sincère qu’elle soit ou quelque art qu’on mette à la décrire, aurait plus de chances de faire sourire que de faire pleurer. C’est là peut-être une injustice de nos préjugés : car pourquoi n’y aurait-il pas autant de poésie dans ces flammes tardives, qui attestent la vigueur persistante des cœurs, que dans les flammes de la vingtième année ? Mais, à tort ou à raison, nous assignons une limite à l’âge de l’amour : nous ne concevons pas un Roméo sexagénaire. Dans le cas qui nous occupe, d’autres détails contribueraient encore à enlever au roman un peu du charme et de la fraîcheur que nous exigeons d’un roman d’amour : le héros avait derrière lui un passé si chargé, tant d’aventures déjà exploitées, que le souvenir de toutes les Charlottes et de toutes les Frédériques devait obscurcir la nouvelle élue, — dernière venue d’une série déjà trop longue et qui allait continuer. Ce héros, de plus, était conseiller privé depuis de longues années, « Excellence », anobli depuis quelque temps ; il prenait du ventre ; il avait « régularisé sa situation », — et la femme qui depuis longtemps était sa compagne, ne lui ajoutait aucun prestige. Avec quelle application Gœthe corrige ces détails ! Il devient « Edouard, riche baron, dans la force de l’âge », — et le vague de cet état civil lui suffit parfaitement. Edouard a beaucoup voyagé ; il a « mené dans ses voyages une vie indépendante, changeant à son gré, et passant d’une chose à une autre, ne voulant rien d’excessif, mais voulant beaucoup de choses et très diverses, sincère, bienfaisant, courageux et même vaillant dans l’occasion. » Il a donc une volonté, dont il se servira au besoin pour appuyer ses caprices : « Quelle chose au monde pouvait résister à ses désirs ? » Il a été marié deux fois, dans des circonstances un peu étranges à certains égards : d’abord, avec une femme « beaucoup plus âgée que lui », qui l’a « dorloté de mille manières », toute désireuse de « le récompenser de ses bons procédés pour elle, par la plus grande libéralité » ; puis avec Charlotte, qui a ramené dans sa vie la poésie que la prose de son premier mariage avait compromise : car ils s’étaient aimés dès leur jeunesse, — comme elle se plaît à le rappeler au premier chapitre : « Un tendre amour nous unit dès nos jeunes années. On nous sépara, nous fûmes ravis l’un à l’autre,