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séparer, ou les placer vis-à-vis l’un de l’autre en rivaux, peut-être en ennemis. Schiller surtout éprouva, dans leurs premières rencontres, une sorte d’éloignement : « Etre trop souvent avec Gœthe, écrivait-il à Kœrner en 1788, me rendrait malheureux : même avec ses meilleurs amis, il n’a pas un moment d’abandon ; … je crois qu’en fait, il est un égoïste à un degré inaccoutumé. Il possède le talent d’attirer les hommes, et de se les attacher par de grandes et de petites attentions ; mais il sait toujours garder lui-même toute sa liberté. Il manifeste une existence bienveillante, mais à la manière d’un dieu, sans se donner soi-même, — et cela me paraît une façon d’agir conséquente et combinée, calculée en vue de la plus haute jouissance de l’amour-propre… Aussi m’est-il odieux, bien que j’aime son génie de tout mon cœur et que j’aie de lui la plus haute opinion… C’est un singulier mélange de haine et d’affection qu’il a éveillé en moi, un sentiment qui doit ressembler à celui que Brutus et Cassius éprouvaient pour César… » Il est vrai que, peu de jours après, l’honnête Schiller s’accusait du vilain péché d’envie : « Cet homme, ce Gœthe est sur mon chemin, avouait-il à son ami, et il me rappelle si souvent combien le sort m’a traité durement ! Comme son génie, à lui, a été légèrement porté par sa destinée, et comme à cette heure je dois combattre encore !… » Aussi, est-ce sans compter beaucoup sur l’appui de cet « égoïste » que, six ans plus tard, Schiller, installé à Iéna, lui écrit pour demander sa collaboration à la revue qu’il allait fonder, les Heures : une lettre cérémonieuse, respectueuse, hérissée de formules à complimens, qui semble d’un solliciteur bien plus que d’un confrère. Après avoir réfléchi pendant plusieurs jours, Gœthe accepte : sa réponse est polie, peu empressée, plutôt condescendante. Schiller, cependant, en est ravi, et, après une rencontre où le dieu s’humanise, il lui adresse une longue lettre, débordante d’enthousiasme : « Sur maintes questions que je n’avais pu encore débrouiller, la contemplation de votre esprit (je ne saurais définir autrement l’ensemble de ce que vos idées m’ont fait éprouver) vient de faire jaillir en moi une lumière inattendue… Votre regard observateur, qui s’arrête sur les choses avec autant de calme que de pureté, vous met à l’abri des écarts où s’égarent trop souvent et l’esprit spéculatif et l’imagination… Votre intuition est si juste qu’elle contient largement et parfaitement tout ce que l’analyse a tant de peine à chercher de tous côtés… Depuis longtemps déjà, j’observe de loin, il est vrai, mais