Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prévoyait, il écrivit ses stances à Gœthe, quand il mit à la scène le « Mahomet » de Voltaire. C’est vraiment un curieux morceau. Schiller commence par exprimer, sans aucune réticence, son très sincère étonnement :

« Toi-même, qui nous as ramenés du joug étroit des règles à la vérité et à la nature ; qui, héros dès le berceau, as étouffé le serpent dont les anneaux enveloppaient notre génie ; toi qui depuis longtemps déjà décores l’art divin de son bandeau sacré, tu sacrifies sur les autels reniés de la Muse démodée que nous n’honorons plus !

« L’art national est propre à ce théâtre, ici l’on ne sert plus d’idoles étrangères ; nous pouvons bravement montrer un laurier qui a verdi sur le Pinde allemand. Le génie allemand s’est enhardi pour monter au sanctuaire des arts, et, sur les traces du Grec et du Breton, il a poursuivi la plus noble gloire… »

… Gœthe sait bien qu’en France, l’art « ne peut produire la beauté dans sa noblesse » ; aussi, s’il revient à la France, n’est-ce point pour enchaîner de nouveau le génie allemand dans ses vieilles chaînes, ni pour le « ramener au jour de sa minorité sans caractère. » Il n’entend compromettre aucun des grands résultats obtenus. Tout ce qu’il veut, c’est emprunter à l’art français les quelques secrets utiles qu’il détient :

« … Chez le Franc seul, on pouvait encore trouver de l’art, bien que l’art n’y atteigne jamais à son haut idéal, car il le tient enfermé dans d’étroites limites, où nul écart n’est possible.

« La scène est pour lui une enceinte sacrée ; de son domaine solennel sont bannis les accens rudes et négligés de la nature ; pour lui la langue elle-même s’élève jusqu’au chant : c’est le royaume de l’harmonie et de la beauté, tous les membres se combinent en belle ordonnance, l’ensemble se développe en un temple imposant, et le mouvement même emprunte son charme de la danse.

« Le Franc ne saurait nous servir de modèle, et nul esprit de vie ne parle dans son art… Il ne peut devenir qu’un guide vers le mieux. Qu’il vienne comme un esprit disparu qui a quitté ce monde, pour purifier la scène souvent profanée et en faire le digne séjour de l’antique Melpomène ! »

Schiller, à ce qu’il semble, éprouvait donc le besoin d’excuser son ami, dont la cause, — si l’on en juge par les contradictions du plaidoyer, — ne lui semblait point excellente. Gœthe, cependant,