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et ces belles filles épaisses et charnues qui, différenciées seulement par leurs attributs, représenteront tour à tour l’Abondance ou la Sagesse, Lucine ou une Nymphe des eaux. Mais, si banales que soient ces figures, l’artiste leur donne le mouvement et la vie ; il les voit, les fait agir et, dans ce monde artificiel qu’il imagine avec une si merveilleuse facilité, il anime de son souffle puissant tout ce qu’il touche. Voyez plutôt dans la Majorité de Louis XIII ces quatre gaillardes ramant à qui mieux mieux de leurs bras musculeux. N’étaient les écussons attachés au-dessous de chacune d’elles et qui, sous forme de rébus, nous apprennent qu’elles personnifient la Force, la Religion, la Bonne Foi et la Justice, ne croiriez-vous pas plutôt avoir sous les yeux quelques-unes de ces batelières d’Anvers, robustes viragos, fortement découplées et capables de traverser en barque l’Escaut par un gros temps[1]?

Si, d’une manière générale, les sujets ayant trait à des faits historiques ont mieux inspiré Rubens que les données abstraites et purement symboliques, un génie aussi souple que le sien ne laisse pas de vous déconcerter par la diversité et la richesse imprévue de ses créations. Tandis que Henri IV partant pour la guerre d’Allemagne ne lui a fourni qu’une composition froide, compassée, d’une facture sèche, d’une couleur étouffée et triste, la Félicité de la Régence, improvisée en quelque sorte et peinte hâtivement à Paris dans les conditions qui semblaient les plus défavorables, a été pour lui l’occasion d’une de ses œuvres les plus exquises. Ce n’est pas que l’allégorie ne s’épanouisse, avec ses banalités les plus rebattues, dans cette glorification d’un gouvernement dont la France avait plus pâti que profité. On ne saurait prétendre que ce fût pour un artiste un programme bien séduisant de représenter, comme il se l’était proposé, « l’état florissant du royaume, ainsi que le relèvement des sciences et des arts par la libéralité et la splendeur de Sa Majesté qui, assise sur un trône brillant, tient en main une balance pour dire que sa prudence et sa droiture tiennent le monde en équilibre[2]. » Mais on pense à peine au sujet, ou plutôt comment pouvait-on mieux l’exprimer

  1. Peut-être est-ce à une médaille de G. Dupré que Rubens a emprunté le motif de cette composition, dont le Louvre possède un croquis sommaire. Du reste, pour plusieurs des portraits de Marie de Médicis, d’Henri IV et de Louis XIII, l’artiste a mis à profit celles des médailles de Dupré qui lui offraient les types de ces personnages à l’époque où il avait à les peindre.
  2. Lettre à Peiresc, 13 mai 1625.