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qui tiennent le plus de place dans l’histoire des premières années de la Révolution : Mme Roland et Mme de Staël. C’est avec Mme Roland que les analogies sont le plus frappantes. Les différences tiennent surtout à la différence des origines. «La marquise de Condorcet, écrit le conventionnel Pierre Choudieu, beaucoup plus modeste que Mme Roland, avait le bon esprit de ne pas chercher à amoindrir le mérite de son mari : sans paraître avoir aucune prétention, elle a eu peut-être plus d’influence qu’aucune autre femme sur les Girondins. » Amoindrir le mérite de Roland, est une de ces expressions qui arrêtent par un air de hardiesse tranquille. Mais il est bien vrai que Manon manqua toujours de discrétion et de réserve. Ce n’est pas dans la boutique paternelle qu’elle avait pu faire l’apprentissage des délicatesses et des convenances, et apprendre l’art difficile de s’effacer. Elle est peuple; elle a les rancunes, les colères, les violences de langage du peuple. La fille des Grouchy est née dans les rangs de l’aristocratie ; elle a la finesse de nature et l’élégance de manières de la bonne société du XVIIIe siècle, comme elle en aura la facilité de mœurs; elle n’a pas l’âpreté brutale de Manon, comme elle n’en a d’ailleurs ni les élans généreux, ni les rêves enthousiastes, ni l’héroïsme à l’antique, ni la vertu farouche, ou simplement et d’un mot : la vertu. — Mme de Staël ne pouvait pardonner à Condorcet l’hostilité méprisante qu’il avait témoignée à Necker. Il écrivait à Voltaire : « Necker succède à M. Turgot. C’est l’abbé Dubois qui remplace Fénelon. » Néanmoins elle est en bons termes avec Mme de Condorcet. Au lendemain de la publication des Lettres sur la sympathie, elle lui adresse ses complimens et marque bien en quelques mots l’opposition de leurs natures : « Il y a dans ces lettres une autorité de raison, une sensibilité vraie mais dominée, qui fait de vous une femme à part. Je me crois du talent et de l’esprit, mais je ne gouverne rien de ce que je possède. J’appartiens âmes facultés, mais je n’en puis garder l’usage. «L’emportement et la fougue qui distinguent Mme de Staël font contraste avec cette maîtrise de soi que ne perd jamais Mme de Condorcet. En fait, tout contribuait à séparer profondément ces deux femmes : les idées religieuses auxquelles Mme de Staël resta toujours attachée, les idées politiques qui chez la fille de Necker s’arrêtaient à la conception d’une monarchie parlementaire et tirent de son salon le centre d’une opposition à la fois libérale et royaliste.

Cependant Condorcet est proscrit : il va rester caché pendant dix mois dans une maison de la rue Servandoni appartenant à Mme Vernet. Cette période de la vie de Mme de Condorcet est celle qui lui fait le plus d’honneur : on ne saurait montrer plus de fermeté d’âme