Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/910

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déjà sûr de l’hégémonie de l’Europe; devant la toujours plus Grande-Bretagne qui revendique comme son bien tous les territoires vacans et toutes les contrées barbares des deux hémisphères, on devait sentir, à Pétersbourg, que l’Europe et la Russie pouvaient avoir besoin de la France. Et de fait, là-bas, sur le Pacifique, lors de l’apparition brusque de ce nouveau venu inquiétant, à la face jaune, aux yeux obliques, qui, tout à coup, émergeait en armes des flots de la mer de Chine, la France entraînant l’Allemagne a, de concert avec la Russie, barré le continent asiatique au Japon européanisé et peut-être, du même coup, réservé la Corée et la Chine elle-même à la suzeraineté de l’aigle russe. N’importe ; quelque intérêt qu’eût la Russie à nous gagner à sa politique, quelques services que l’amitié de la France lui ait déjà rendus de Pékin à Stamboul, la politique n’était pas seule à entraîner le tsar autocrate vers la République française. Un autre aimant, non moins puissant, l’attirait également vers nous. Lorsque l’empereur Alexandre III autorisait d’un geste les hourrahs de son peuple à notre drapeau tricolore, les ministres du tsar n’avaient pas seulement en vue nos armées rangées derrière les Vosges ou nos escadres d’Orient et d’Extrême-Orient, leurs yeux regardaient aussi vers les guichets de nos banques, vers notre marché financier, vers notre Bourse de Paris. L’avons-nous donc oublié? à la visite des cuirassés russes à Toulon succédait l’emprunt russe à Paris, si bien que les vaisseaux de l’amiral Avellane ont paru les remorqueurs des finances impériales.

Le tsar Alexandre III, disait le Times, en octobre 1895, a su marier l’épée de la Russie à la Bourse de la France, combinaison formidable qui met aux mains moscovites, en Europe et en Asie, une force peut-être sans pareille. Le Times avait tort et raison tout ensemble ; car si large et si lourde que soit l’épée de la Russie, celle de la France n’est pas moins bien trempée, et si nombreuses que soient les armées du tsar, si grandes que soient la valeur et l’endurance du soldat russe, je crois, quant à moi, l’armée française au moins égale, comme force offensive. L’empereur Nicolas II en a pu juger, l’automne dernier, dans la plaine de Châlons. Les armées du tsar n’ont guère sur la nôtre qu’une supériorité : c’est que, tout comme au temps de Charles XII et de Napoléon, elles ont, derrière elles, toute l’épaisseur d’un continent, et que, pour user l’envahisseur, elles n’auraient, en cas de revers, qu’à l’entraîner dans les profondeurs de la terre russe. Mais l’épée ne suffit