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— et de combien peu d’autres, hélas ! — sont rarement désintéressées; et pour avoir, plus d’une fois, changé l’objet de nos affections, passant, sous l’aiguillon de l’infortune, du faible au fort, de la Pologne à la Russie, peut-être sommes-nous encore les seuls, nous Français, qui, en nous appliquant à l’égoïsme national, ne puissions nous déshabituer de mettre du sentiment dans la politique. Gardons-nous, en cela, de trop juger des autres par nous-mêmes; nous en avons, déjà, été mal récompensés. Ce que la Russie autocratique a cherché en tendant sa main à la démocratie française, il serait puéril, de notre part, de ne pas le voir, ou, le voyant, de faire semblant de ne nous en pas douter. Ce qu’elle poursuit, cette énorme Russie, c’est naturellement l’intérêt russe; — et, nous pouvons bien le dire, un double intérêt russe, intérêt politique et intérêt financier.

Certes, je n’ignore pas les sympathies instinctives du Français et du Russe, du Gaulois et du Slave, les affinités de tempérament et de caractère, la conformité de goûts et de sentimens qui, même au travers de leurs conflits passés, poussaient les deux peuples l’un vers l’autre et faisaient fraterniser sur le champ de bataille, au lendemain même de leur rencontre, les deux armées. Ces sympathies, peu de Français les ont ressenties avant moi ; nous avons été, il y a plus de vingt ans, trois ou quatre écrivains à les raviver en France. Je n’ignore pas davantage la communauté ou la similitude des intérêts que leur éloignement même crée entre les deux États, et que l’appareil menaçant de la Triple Alliance n’a fait que rendre plus manifeste. Je pourrais me vanter d’avoir été des premiers à provoquer le rapprochement des deux pays, lorsque le préjugé public y répugnait encore, tout en cherchant, plus tard, après la saute de vent de l’opinion, à modérer l’engouement des imaginations intempérantes et à nous prémunir contre la déception des espérances outrées. Je n’ai garde d’oublier tout ce qui, malgré le contraste chaque jour plus accentué de leurs institutions, devait entraîner l’un vers l’autre les deux peuples et les deux gouvernemens, non pas pour une guerre dont les risques n’auraient point été partagés entre les deux alliés, mais pour la paix de l’Europe et pour l’équilibre du monde. Il ne pouvait longtemps agréer au tsar russe de voir un descendant des Hohenzollern, tout plein des souvenirs du Saint-Empire, s’étudier, à côté de lui, au rôle d’archi-empereur. En face du nouvel empire germanique, étayé sur la Triple Alliance et se croyant