Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’ombre que projettent, sur l’Europe et sur l’Asie, les ailes à peine éployées de son aigle à deux têtes. Eh bien! cette énorme Russie qui, selon le vers de son poète, se déroule des rochers glacés de la Finlande jusqu’à la brûlante Colchide et des tours du Kremlin jusqu’à la muraille de Chine en train de crouler devant elle, que lui manque-t-il, pour achever sa puissance ? pour mettre ses ressources naturelles ou ses réserves humaines au niveau de sa grandeur territoriale, et se sentir, enfin, l’égale des plus grandes nations des deux mondes ? Il lui manque un marché financier, une Bourse de premier ordre; et, faute de ce marché, malgré l’infini de ses plaines et malgré ses cent vingt-cinq millions d’habitans, en dépit de ses millions de soldats et de ses nuées de cavaliers, elle se sent inférieure à des États qui, sur la carte du globe, semblent, à côté d’elle, des pygmées. Elle se trouve, à certaines heures, elle aussi, dans la dépendance d’autrui. Cette Russie qui est moins un État qu’une sixième partie du monde, elle a beau se retrancher derrière un rempart de tarifs, pour favoriser l’essor de son industrie et conquérir son indépendance économique, elle n’a pu encore s’assurer son autonomie financière ; et sans Bourse autonome, le plus grand empire du continent ne possède qu’une puissance inachevée et comme incomplète.

Il est vrai que cette infériorité de la Bourse russe, la Russie ne la doit pas, uniquement, à son infériorité économique, mais aussi à ses préventions politiques, nationales ou religieuses, à un « nationalisme » mal entendu qui lui fait traiter avec une méfiance excessive les races étrangères ou indigènes les plus propres à acclimater, chez elle, les grandes affaires de Banque et de Bourse. Comme il arrive souvent, le vaste empire paye ses fautes et expie ses erreurs.

Et puisque nous parlons de nos amis du Nord, comment taire ici une réflexion sur la Russie et sur la France et sur les origines de l’entente franco-russe? Si, un soir d’été, à Péterhof, en juillet 1891, le petit-fils de Nicolas Ier, le tsar autocrate Alexandre III, l’adversaire implacable de la Révolution, s’est décidé à entendre debout, tête nue, l’hymne des Marseillais, la veille encore proscrite par sa police, croyons-nous que ce fut sans de longues réflexions et sans de longues hésitations? Dieu me garde de froisser notre amour-propre national et encore moins l’orgueil de nos amis slaves! Mais il faut être franc envers soi-même, et il convient parfois d’aller jusqu’au bout de la vérité. A quoi bon nous leurrer de flatteries vaines? Les amitiés politiques, à l’inverse des autres,