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fallait s’y prendre pour s’enrichir par des opérations heureuses. Nommé gouverneur de Pondichéry, il avait mis sa caisse particulière au service de sa politique et des intérêts généraux; en mainte rencontre, il avait avancé des millions à la colonie. On se dispensa de le rembourser en niant la dette: il ne recouvra pas un sou : « Mes créanciers m’égorgent dans l’Inde et à Paris. Je meurs de faim au milieu d’une fortune considérable, acquise par un patrimoine honnête et augmentée par trente-quatre ans des services les plus brillans, fortune que j’ai sacrifiée avec la plus grande générosité pour faire des acquisitions immenses à la Compagnie. » Mais la jalousie n’entend pas raison, son métier est de déraisonner.

Si les envieux le qualifiaient de proconsul cupide, de traitant corrompu et rapace, les gens d’affaires qui n’avaient jamais vu l’Inde, les esprits courts et décisifs, les étourdis présomptueux, qui se grisent de leurs ignorances, le tenaient pour un rêveur, pour un visionnaire. Au début, après ses premiers succès, on l’avait porté aux nues; marquis en France et décoré du grand ordre de Saint-Louis, vice-roi en Orient, il n’était pas de merveilles qu’on n’attendit de lui ; on annonçait qu’avant un an il ferait trembler le Grand-Mogol. Quand il eut connu les vicissitudes de la fortune, quand on découvrit que son entreprise présentait quelques difficultés, qu’il fallait du temps et de l’argent pour avoir raison du Grand-Mogol, on le déclara le plus chimérique des hommes; il n’était plus qu’un fou dangereux. « Ses succès et sa gloire, a dit Voltaire dans son Siècle de Louis XV, avaient ébloui les yeux de la compagnie, des actionnaires et même du ministère; la chaleur de l’enthousiasme fut presque aussi grande que dans les commencemens du système de Law, et les espérances étaient bien autrement fondées, car il paraissait que les seules terres concédées à la compagnie rapportaient environ 39 millions annuels... Toutes ces grandeurs et toutes ces prospérités s’évanouirent comme un songe, et la France, pour la seconde fois, s’aperçut qu’elle n’avait été opulente qu’en chimères. » Les Anglais se sont chargés de prouver au monde que Dupleix n’était pas un rêveur, que ses plans n’étaient pas des chimères : ils les ont adoptés, ils ont été ses disciples, ils en conviennent eux-mêmes, et mettant à profit les leçons de ce grand homme méconnu et sacrifié, ils ont créé l’empire des Indes.

Avant lui, les deux compagnies rivales, l’anglaise et la française, étaient des corporations essentiellement commerçantes, tout occupées d’établir un trafic régulier et lucratif entre l’Inde et l’Europe. Indifférentes à tout ce qui ne touchait pas aux intérêts de leur négoce et se