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de ses froids anneaux, vous êtes-vous jamais demandé si le serpent vous regarde et ce qu’il voit de vous? « Il tiendra ses deux yeux ensemble fixés sur votre figure pendant une heure, une fente verticale dans chacun d’eux recevant de vous telle image que la rétine d’un serpent et l’esprit d’un serpent peuvent recevoir d’un homme. Mais quelle sorte d’image reçoit-il à travers le bleu vernis de l’affreuse lentille?... Pareillement on dit qu’un chat regarde un évêque. Soit. Mais est-ce qu’un chat voit un évêque, quand il le regarde? Lorsqu’un chat vous caresse, il ne vous regarde jamais. Son cœur semble être dans son dos et dans ses pattes, — non dans ses yeux. » Le faon, le cheval semblent plus sensibles aux différences d’aspects et le chien plus encore, et l’homme enfin plus que tous les êtres ensemble. L’homme regarde et contemple, l’homme jouit et souffre par la vue, il demeure ravi et en extase devant des choses qui n’ont aucune fonction dans sa vie : — devant des reflets, qu’il ne peut saisir, devant des rochers qu’il ne peut ensemencer, devant les couleurs de cet éther où il ne peut atteindre. Pourquoi?

Et pourquoi, parmi les hommes, les plus grands, les saints dont on lit les histoires sur les banderoles ou dans les gloires des vieux panneaux dorés, aimèrent-ils à retremper leur vue au spectacle des monts, des ailes, des eaux et des fleurs, « toutes les fois qu’ils eurent quelque œuvre à accomplir, ou quelque épreuve à subir qui dépassaient la force habituelle de leur esprit? » Et pourquoi enfin, chez le même homme, ces impressions radieuses et désintéressées sont-elles d’autant plus vives et plus profondes que son cœur est plus libre des passions basses et des mesquines envies? Pourquoi la joie des couleurs est-elle ressentie surtout par son âme lorsque son tempérament est sain, par son esprit quand il est calme, par ses sens quand ils sont reposés? Pourquoi, dans ce cas, la joie des couleurs et leur souvenir accompagnent-ils toute sa vie ici-bas? « Laissez votre œil se fixer sur un grossier morceau de branche d’arbre d’une forme curieuse, pendant une conversation rare avec un être qui vous est cher, ou qu’il s’y pose même inconsciemment. Et quoique la conversation puisse être oubliée, quoique chaque circonstance qui l’accompagne soit aussi perdue pour la mémoire que si elle n’avait jamais été, cependant votre œil, pendant toute votre vie, prendra un certain plaisir à de telles branches d’arbres, auxquelles il n’en aurait pris aucun auparavant, — un plaisir si subtil, une trace de sentimens si délicats,