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puissance dont elle dispose, en a-t-elle toujours fait bon usage ? Autant et plus que l’instituteur, auquel elle s’en prend volontiers aujourd’hui, elle avait « charge d’âmes. » Son rôle, dans notre démocratie, était de faire l’éducation morale et politique d’un peuple. L’a-t-elle rempli ? A l’obligation de savoir lire, on a joint la facilité de tout lire et la presque nécessité de lire ce qu’il y a de pis. Comment l’instituteur pourrait-il lutter contre l’immense poussée de la presse immorale ? Il ressemble à celui qui, acculé à un mur par une grande foule, subit une pression qui l’écrase. Jamais un criminel n’accusa l’instruction scolaire de l’avoir excité au crime ; en revanche, combien ont accusé les journaux d’avoir été leurs initiateurs !


Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant ;
La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant.


Sont-ils bien nombreux, chez nous, les écrivains dont la main tremble au moment de tracer les mots qui peuvent corrompre ?

Etre intelligent, l’homme, selon le mot de Kant, « maximise » tous ses actes, les bons et surtout les mauvais. La presse s’est chargée d’ériger en maximes vices et crimes. La fausse psychologie de la première moitié du siècle s’est accordée avec l’économie politique pour transporter dans l’ordre social le fameux adage : « Laissez faire, laissez passer ; laissez tout dire, laissez tout imprimer ! » On a cru que, « par la vertu de la liberté », la lance merveilleuse guérirait elle-même les maux qu’elle avait faits. Un individualisme à courte vue traite de la presse comme s’il s’agissait d’un individu qui communique sa pensée à un autre individu. Il est cependant manifeste que le journal est une force essentiellement collective, organisée collectivement et s’adressant à de vastes collectivités, parmi lesquelles se trouvent des enfans et des jeunes gens. C’est donc une vue incomplète que de considérer ici uniquement des « libertés individuelles », comme le droit que j’ai de rendre visite à mon voisin et d’avoir avec lui un entretien particulier.

Grâce à cette fausse théorie, qui traite les hommes indépendamment de leur relation au tout social, on s’est remis aux hasards de leurs frottemens mutuels pour assurer leur équilibre, comme on laisse les pierres du rivage se tasser selon le flux ou le reflux du moment. Méconnaissant la « force » des idées, on a érigé en principe qu’une pensée ou une parole diffèrent