Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
391
JEAN D'AGRÈVE.

un honneur, quand on aime ? Ai-je compté un instant, moi, avec mon maître légal, mes obligations, mon honneur de femme ? Vaut-il donc moins que votre honneur de soldat ? J’étais heureuse de vous immoler toutes mes fiertés ; si je l’avais pu, j’aurais voulu en mettre davantage sous vos pieds. Maintenant encore, entre le mépris de tous et votre amour, je ne balancerais pas. Votre amour ? Il n’existe plus : n’importe, je vous choisirais quand même !

« Ce 15 mai.

« Pardon, j’étais folle, hier, je souffrais trop, j’ai encore tort. Tu as choisi autrement, je ne t’accuse pas, tu as bien fait. Je sais que vous ne cédez jamais, vous autres hommes, sur certaines idées ; l’amour n’est pas tout pour vous ; chez le plus aimant, l’orgueil sera toujours plus fort que la passion. Je ne te demande pas l’impossible. Si j’avais été là, si tu m’avais dit avec ton ancienne tendresse : « Je t’aime et il faut partir, » j’aurais compris, je t’aurais crié moi-même : « Pars ! » Seulement, il me semble que tout cela pouvait se faire autrement, d’une façon moins dure. Tu es parti parce qu’il le fallait, Jean, mais aussi parce que tu doutais, parce que ton amour allait décroissant, parce qu’un réveil de ton imagination t’appelait à une nouvelle vie. Oh ! je lis bien ton âme dans cette lettre, et dans celles qui l’avaient précédée ; sous les protestations que te dictaient l’habitude et la pitié, j’y lis tes doutes sur moi, sur toi-même.

« Ainsi, tu as pu douter de moi ! Sur des apparences, sur des malentendus, parce que ma sensibilité réchauffée par toi devenait attentive à la voix des misérables et à la voix de Dieu, tu as douté. Ah ! ce n’est pas à toi que j’en veux, c’est à mes ennemies et aux tiennes, à ces femmes que j’avais bien sujet de haïr dans ton passé. Elles ont empoisonné ton cœur, elles l’ont fait incrédule à la force et à la durée de l’amour ; tu as pu confondre avec leurs caprices un sentiment unique et impérissable. Jean, tu pourras douter de moi, quand je serai morte, si l’on te dit que je t’oublie près de Dieu ; et sache qu’alors encore on te trompera, c’est toi que je retrouverai, toi que j’aimerai en lui.

« Renseignée par cette lettre, je me suis traînée à Toulon, pour bien connaître la marche du bateau qui t’emporte, pour en avoir des nouvelles . Je voulais télégraphier à l’une des escales ;