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REVUE DES DEUX MONDES

« Et j’ai tort maintenant de t’écrire ces choses. Pauvre cher aimé, tu souffres aussi, tu as besoin de tout ton courage ; tu es peut-être au milieu des dangers, dans cet horrible pays d’où il n’arrive que des nouvelles de maladie et de mort. Non, pas encore ; tu es sur les mers lointaines. Que Dieu te garde sur cette route ! Pourquoi ne m’as-tu pas prise ? Je t’aurais suivi, je t’aurais servi. Veux-tu que j’aille te rejoindre ? Oh ! permets. Je ne te gênerai pas, j’attendrai là où les femmes peuvent demeurer, sans honte et sans incommodité pour toi. Écris que tu le permets. Hélas ! cette lettre mettra si longtemps à te parvenir. Ne saurai-je rien auparavant ? Je calcule mal le possible, aujourd’hui, je suis trop brisée ; je t’écris du lit où l’on me soigne ; maman, qui est venue me rejoindre ce matin, et qui n’est guère plus vaillante que moi. Mais je serai forte, ne t’effraye pas. Je te garde ma vie, c’est ta chose, tu en veux encore, n’est-ce pas, mon Jean ? Tu m’as châtiée, tu es le maître, tu es l’aimé, quand même, toujours ; mais tu n’abandonneras pas ton

Hélène. »


HÉLÈNE À JEAN
« Ce 12 mai.

« Oh ! mon Dieu ! Je n’ai pas songé à m’informer, dans mon désespoir des premières heures, j’avais la tête si malade ! Et j’apprends aujourd’hui que le courrier de Chine a quitté Marseille hier, pendant que je vous écrivais. Ma lettre attendra donc quinze jours, jusqu’à l’autre bateau ! Vous ne saurez jamais que je vous pardonne, que je vous attends, que je vous aime plus, de tout mon cœur élargi par la plaie que vous y avez faite !

« Ce 14 mai.

« Enfin ! un premier soulagement ! Elle me revient de la Russie où elle courait après moi, cette lettre, — pourquoi si lentement, si tard ? Ont-ils deviné qu’ils pouvaient me torturer en la retenant ? — cette cruelle lettre qui m’annonçait votre départ et les motifs de votre résolution. J’y vois plus clair dans ma nuit, je sais sur quoi je dois pleurer.

« Jean, vous m’avez sacrifiée, sans une minute d’hésitation, à un ordre de vos chefs, à des obligations de carrière, à ce que vous appelez votre honneur. Est-ce qu’il y a des ordres, des obligations,