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JEAN D'AGRÈVE.

mon arrivée : cette réponse me cherchait en Lithuanie, un retard n’avait rien de surprenant. Pourtant, j’étais inquiète ; pas même un télégramme ! Je vous ai écrit, je vous donnais rendez-vous à Paris. Je me mets en route, elle me paraît si longue ; mais je m’entretenais avec la joie qui m’emplissait le cœur. J’arrive, je vous cherche de tous mes yeux dans cette gare : j’y attendais la réparation du grand chagrin qui avait commencé là. Vous n’y êtes pas : je ne comprends déjà plus. Je cours à notre hôtel ; pas de lettres, pas un signe de vous. Je m’affole, il est arrivé malheur à mon aimé ; je remets tout ce que j’avais à faire à Paris, je repars le soir même, enfin me voilà ici, hier matin. J’interroge, on ne sait rien de vous ; personne ne vous a vu, on vous croit parti. On me conseille d’aller m'informer à Toulon. Je reprends le premier train, je vole à Toulon, dans vos bureaux ; je demande à ces gens, ils me répondent froidement, comme aux pauvres filles importunes qui vont pleurer là, abandonnées : vous êtes parti ! Parti il y a quinze jours, sur un bâtiment qui vous emmenait au bout du monde, avec les soldats, ceux qui vont mourir ! Et vous ne m’avez pas laissé un mot d’explication !

« Jean, avez-vous désespéré ? Ou bien m’avez-vous rejetée, comme un fardeau qu’on a soulevé en passant, qui serait trop lourd à porter jusqu’au bout ? Je savais bien qu’elle vous reprendrait, la mer, j’avais toujours tremblé, elle m’épouvantait depuis la première heure, je la sentais tout entière entre vous et moi dès le premier baiser. Je savais bien… mais pas comme cela !

« Je ne veux pas vous mal juger. Tout s’expliquera, je saurai, j’attends. Tu as été forcé, ou tu as désespéré ; mais tu m’aimes encore, j’en suis bien sûre. Reviens, Jean. Vois, je me suis arrachée de toute la terre, je n’ai plus rien, si je ne suis tienne. Je t’ai tout livré, ma vie, et l’autre après, s’il y a une autre vie où tu n’es pas. Elles étaient à toi avant ma naissance, elles te restent, quoi que tu fasses contre moi. Reviens. Tu n’as pas connu ce que je peux donner d’amour ; il était toujours menacé, contenu, sans lendemain ; tu m’auras trouvée trop triste, ennuyeuse, tu avais bien raison ; mais tu verras, maintenant, le bonheur sûr et complet me fera radieuse, telle que tu me veux. J’ai tant mûri, tant appris. Je te jure que je t’aimerai mieux. J’ai eu tort, c’est vrai ; j’ai cru qu’il fallait te quitter pour arranger ma misérable vie, pour te revenir avec sécurité et dignité ; je ne devais penser qu’à toi, je ne devais pas te quitter… Pardonne.