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JEAN D'AGRÈVE.

d’elles ? Si mesquines sont nos misères, si chétifs nous sommes dans la vie du vaste cosmos ; et cette vie elle-même n’est rien de plus que la mince pellicule irisée par un rayon sur les eaux profondes de cet océan. Pourquoi nous tourmenter dans ce rien ?

À bord du « Mœris » . — Mai. — J’ai quitté le Mytho à Saigon ; le Mœris, des Messageries Maritimes, était en partance, il me portera plus vite à Haïphong ; l’amiral croise encore dans le golfe du Tonkin, il y donne la chasse aux pirates. D’après les nouvelles que j’ai apprises dans la colonie, il ne faut pas espérer un divertissement plus chaud : le commandant Fournier vient de signer à Pékin une convention avec les Chinois, tout est à la paix, l’ère des grandes entreprises paraît close.

Ainsi, pas même ce dérivatif, l’action de guerre pour laquelle on m’appelait ici ! Ce serait pourtant le seul emploi de l’énergie qui pût encore me passionner, le seul où je n’aperçoive pas l’effroyable inutilité de tous les gestes qu’ils appellent action. Oui, tous les autres services qu’on croit rendre à notre pauvre pays ne sont que leurre, vaine dépense de bonne volonté individuelle, sans efficacité pour retarder d’un jour la chute de ce pays sur la pente où il dégringole. Il n’y a qu’un service réel, mettre la force aux ordres de sa nation, fonder ou refaire la puissance de cette nation avec l’unique ciment des constructions durables, avec du sang. L’histoire, fût-elle écrite par le plus méchant des démagogues ou par le plus niais des libéraux, l’histoire n’enseigne pas autre chose ; et la science leur joue le tour pendable de ratifier par toutes ses conclusions, depuis un demi-siècle, la loi rigoureuse contre laquelle ils invoquaient son témoignage. Les seuls oracles qu’ils écoutent redisent à leurs oreilles ébahies la vérité qui les faisait sourire, quand un de Maistre la promulguait, qui les faisait hurler, quand un de Moltke la démontrait. Ils finiront peut-être par rapprendre ce que nous savons bien, nous autres qui le savons par tradition, depuis des siècles.

Bon signe : je me remets à philosopher, comme au temps où je reforgeais le monde dans ces Quarts de nuit. Si l’on pouvait intéresser à ce passe-temps l’homme de chair et de rêves qui gémit et s’agite… Je rentre dans ces mers de Chine où j’ai débuté. Elles auront bonne mémoire, si elles reconnaissent l’enfant qui promenait ses premiers songes sur leurs flots. Quel vendangeur a foulé dans cette grande cuve mes illusions et mes espérances