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On dirait que la mémoire venimeuse tâche d’abolir sous ces troupes d’ombres l’image qui avait chassé de mon cœur toutes les autres. Elle persiste, cependant, elle m’absorbe à certaines heures, obstinée et douloureuse. Je n’ai même pas fait un signe à mon vieil ami Du Plantier : il m’eût questionné ; et des épanchements, et des confessions,… Non, je n’ai besoin de personne, qu’on me laisse seul avec mon chagrin farouche. — De Messine, de Suez, de toutes nos escales, j’ai expédié des lettres à l’adresse d’Hélène. Lettres stupides ; la prudence, l’incertitude, paralysaient l’expression de ma tendresse affligée ; où les recevra-t-elle ? À Bjélizy, à Moscou, au Caucase ? Avec quels sentiments les lira-t-elle ? Chaque jour, sans doute, la détache un peu plus, l’incline à la résignation ; si l’annonce de mon départ n’a pas éveillé en elle un sursaut de passion, cette nouvelle aura produit l’effet contraire ; Hélène se sera rejetée plus résolument du côté où le poids de sa vie l’entraîne depuis notre séparation. Ces doutes retiennent ma plume, quand je lui écris ; elle aura le droit de penser que mes lettres ne sont plus aimantes, le fossé se creusera davantage entre nous. Oh ! je laisse trop de nuit derrière moi ! En avant, en avant ! Il y aura peut-être un peu de jour, un peu de paix à l’horizon ; je saurai, du moins, en arrivant là-bas.

Océan Indien. — Mai. — Le large mouvement de la mousson berce et endort le cœur fatigué de souffrir, l’esprit fatigué de penser. La mer, la grande pacificatrice, opère sur nos agitations par ses deux puissances, la continuité d’une même vue et d’un même bruit. Elle engourdit les morts qui sont en moi, ces morts qui me rongent, qui pourrissent le jour présent avec leurs jours d’autrefois. Elle fait ce que faisait naguère la chère voix qui couvrait les autres. Cette voix elle-même s’assourdit, ses appels déchirants se calment dans la plainte monotone de la souveraine berceuse d’oubli. L’espace agit comme le temps, il adoucit le malheur qu’il éloigne. J’ai changé de ciel ; c’est presque changer de monde. Je ne vois plus les astres accoutumés, ceux que regardaient avec moi les yeux inséparables des miens ; ces témoins constants ne me rappellent plus les ivresses et les peines auxquelles ils s’associaient. Les constellations nouvelles me parlent d’un univers élargi, d’autres humanités qui ont d’autres peines. Leur scintillement, ne serait-ce pas leur façon de rire, à ces lumières fixes, quand elles voient les pauvres hommes s’agiter au-dessous