Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conversation est un jeu de roulette sur lequel il aime à parier. C’est la rouge qui sort, je veux dire la littérature, et comme la langue employée est une très fine langue française on a par instans l’illusion d’entendre ici l’ancienne France juger la nouvelle. On s’assure que les dernières idées de Paris ont cours à Pétersbourg ; mais, au passage, elles ont souvent changé d’aspect et pris la couleur russe. Ainsi la main du maître d’hôtel écrivant dans son alphabet le menu français en a dénaturé les termes : Selede chevrel… Parfé o frez.

Après les grâces rendues à la comtesse, nous parcourons une fois encore les salles du palais. Toute l’aile droite est pleine des souvenirs d’Alexandre II, qui fit ici la halte des trois jours avant l’entrée dans Moscou et le couronnement. On dit le salon de l’Empereur, le cabinet de l’Empereur, ce dernier consacré par le souvenir d’un grand événement historique : c’est ici que, le 19 février 1861, la main souveraine écrivit Alexandre au bas de l’acte qui affranchissait les serfs. Depuis, une sorte de religion a fait respecter jusqu’à la disposition des meubles et des objets ; la plume, ouvrière de cette grande action, est encore sur l’écritoire, à l’endroit où l’empereur l’a posée. Et depuis, le palais a définitivement cessé de vivre, comme pour témoigner que c’en était fait désormais des fortunes illimitées fondées jadis sur la possession des âmes. Il a pour muets habitans les bustes et les portraits des souverains qui furent ses hôtes. Dans l’hémicycle du rez-de-chaussée, les empereurs et les impératrices, élevés sur des socles de marbre, tiennent une assemblée. Au premier étage, Paul Ier, couvrant une vaste toile des plis du manteau impérial, fait face aux fenêtres de la salle à manger. La perspective qu’on découvre depuis ces fenêtres fuit vers Moscou et la laisse voir à l’horizon ; un bois cachait autrefois ce fond de tableau, et c’est ce dont Paul Ier, lors de son premier séjour à Ostankino, se plaignit au comte Nicolaï Pétrovitch. Le comte avait laissé silencieusement tomber les paroles du souverain ; le lendemain, à l’heure du dîner, il pria Sa Majesté de regarder au dehors et de jeter les yeux sur le clocher d’Ivan Veliki. À l’instant même, une allée s’ouvrit magiquement dans la forêt, et fit apparaître au loin le dôme d’or du clocher. On avait pris un alignement, scié les troncs pendant la nuit ; une armée de bûcherons, appliqués aux cordes, n’attendaient qu’un signal.

Une ombre mélancolique emplit la salle de théâtre, fermée