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des femmes, tombées dans des poses lubriques, laissent voir leurs chairs pales qui ne sont plus des chairs. Partout traînent des lambeaux d’étoffe et les appâts des pièges où s’est prisée pauvre gibier, des morceaux de ce pain gratuit qu’ils auraient voulu manger. Le peuple indifférent ramasse des chapeaux, des bottes, les guenilles de ces guenilles ; et c’est vrai, on les charge sur des voitures ; des soldats les prennent et les rangent dans des fourgons, comme un montreur de foire rangerait des poupées ; les chevaux, qui reculent dans les traits, renâclent à l’odeur des cadavres et s’indignent du spectacle que nous acceptons.

Car l’on s’est habitué déjà, et le tableau n’est plus horrible. On songe que là où la mort peut abonder à ce point, c’est que la vie regorge, une vie intense et vierge, directement puisée aux sources de la nature. L’esprit, qui s’élève par-dessus le cœur apaisé, voit l’ensemble du phénomène ; calme devant ce suicide défoule, il cherche les auteurs, les victimes, les occasions et les formes de ce crime inconscient.

Une masse rurale assemblée ici dès hier soir s’accrut toute la nuit par l’arrivée de nouveaux piétons ; à Paris, un jour de fête, on pourrait compter les voyageurs qui débarquent dans les gares, mais Moscou, de toutes parts ouverte à l’afflux des villageois, s’emplit comme une éponge et regorge sans qu’on en sache rien. Ces braves gens, bivouaques en masse sur le Khodynskoe pôle, passaient le temps à chanter, à dormir, à rêver des cadeaux de l’Empereur : une livre de pain blanc, une demi-livre de saucisse, des dragées et des noisettes, une galette de Viazma et surtout, surtout ce gobelet… On mangerait d’abord, puis on verrait au théâtre la féerie Koniok Gorbounok ou le drame la Conquête de la Sibérie. Ils attendaient si paisiblement que l’officier de police venu vers minuit voir l’état des choses rentra satisfait et déclara que tout irait bien.

Les pauvres de la ville renforçaient le ban de ces suburbains. On ignore quelle quantité de misères contient Moscou ; on sait seulement qu’elle en est riche. Ceux qui ont exploré les culs-de-sac, recoins où la vie sociale, ailleurs claire et courante, s’arrête et croupit, sont revenus épouvantés. Ils disent des familles entières logées dans la moitié d’une soupente, dans le coin d’un atelier, des drames en quatre actes ayant pour décors les quatre angles de ces refuges ; on s’y vole, on s’y bat : on vend les corps des filles pubères, et si quelqu’un avait encore une âme, il la vendrait.