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population flottante vient s’attacher presque tous les soirs ; ce coin de patrie ouvert, gai, vivant, où nous trouvons le repos de fatigantes journées, est un asile deux fois cher ; car n’est-ce pas la plus charmante surprise que de retrouver la France et de ne pas sortir de la Russie ?


II

Moscou, relevée des cendres de 1812, a vécu depuis plus d’une existence. Dans ce siècle qu’elle décompte par périodes de dix années, il est singulier que les échéances paires aient seules marqué les climatures de ses saisons intellectuelles. Sans parler des années vingt, époque de reprise et de réaction, les années quarante ont vu reparaître dans les esprits le rêve d’un empire russe-byzantin et s’organiser parmi les écrivains le parti panslaviste ; les années soixante, plus fécondes et plus brillantes, ont marqué un mouvement d’une origine autre et d’un caractère différent. Comme un son se propage affaibli dans les régions lointaines de l’air, des ondes occidentales traversaient alors vaguement la pensée russe ; nos bruits de progrès et de liberté trouvaient des échos dans ces âmes profondes ; un essor littéraire répondait à l’impulsion généreuse qu’Alexandre II donnait aux affaires de la politique.

La Moscou d’aujourd’hui a perdu la forte empreinte intellectuelle dont l’avaient marquée les artistes de la génération précédente ; elle n’est plus qu’une ville de marchands. À peine peut-on dire cependant que ce changement dans sa caractéristique soit un avilissement dans sa physionomie. C’est que la classe marchande joue naturellement en Russie un important rôle social. Alors que la noblesse russe, amoindrie et dépossédée par l’acte du 19 février 1861, manque de points d’appui pour agir sur le peuple, n’a d’autorité que par délégation expresse du souverain et doit enfin servir si elle veut dévouer ses qualités au bien général, les marchands ont devant eux le libre champ des entreprises individuelles, lequel est aussi celui des groupemens normaux et des associations fécondes ; ils disposent de cette autorité pratique que donnent la conduite des affaires et l’enchaînement gradué des intérêts.

Un tiers-état naît en Russie ; s’il en fallait, des preuves, on observerait que, par opposition aux héros titrés de Pouchkine et