Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 139.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

échapper, de sa main indécise ou timorée, les meilleures occasions. Il en était venu à le considérer, lui aussi, comme un rêveur nébuleux, un jouisseur amolli, incapable d’une résolution virile et qui ne se déciderait jamais à franchir le Rubicon.

Cet état d’esprit fut compris par les directeurs clairvoyans de la majorité monarchique. Secondés par ses deux aides de camp, ils entourent le général de leurs prévenances, le comblent d’adulations enthousiastes, le promènent dans leurs salons comme le triomphateur de demain, lui rendent des honneurs presque souverains. Qu’était le Président à côté de lui ? Un simple mannequin. Dans la perspective de plus en plus visible d’une insurrection ou d’un coup d’État, l’instrument de la solution suprême serait l’armée. L’armée appartenait-elle au général postiche de la garde nationale, dont toute la gloire était d’avoir passé des revues ? N’était-elle pas, au contraire, acquise au glorieux soldat de Constantine, à l’intrépide qui, depuis 1848, avait plusieurs fois sauvé la société en péril ?

La défiance de soi-même et la modestie n’étaient point parmi les belles qualités de Changarnier. Il se laisse persuader, la tête lui tourne, et tandis que les acclamations non interrompues du peuple et de l’armée ne troublent pas le calme bon sens du Prince, les flagorneries des salons, des grands seigneurs et des grandes dames grisent l’âme du soldat. On lui rend tout facile, on ne le gêne par aucune interrogation indiscrète. Sera-t-il pour le Comte de Chambord ou pour la Duchesse d’Orléans ? Il ne le dit pas et on ne le lui demande pas ; on lui fait crédit de silence et de mystère. Il suffit qu’en ne se prononçant pas pour les uns, il ne mette pas les autres dans l’embarras. Qu’il reste sphinx tant qu’il voudra pourvu qu’il se prononce sans ambages contre le Président et se déclare prêt à en débarrasser la France et l’Assemblée.

À cet égard, Changarnier dépasse ce qu’on attendait. Passionné, habitué à se jeter tout entier dans son sentiment présent, il ne se laisse arrêter ni par les empressemens affectueux, ni par les offres de Persigny ; il accepte d’être l’épée de la restauration monarchique, et il se prépare au rôle de Monk. Mais pour devenir le Monk de la situation présente, il fallait se rendre le maître incontesté de l’État. Il le deviendrait. Grâce à son armée, il s’emparerait de la dictature, assumerait, pour détruire les révolutionnaires, l’impopularité qui ne doit pas peser sur le retour de la monarchie. Après quelques mois de cette omnipotence