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à l’une ou l’autre de ces pensées maîtresses, et l’histoire lui fournissait un grave motif de les mûrir, car si la complaisance intéressée de l’Allemagne la flattait d’un rêve d’avenir dans les Balkans, les cruelles réalités de 1848 lui rappelaient qu’elle a dû son intégrité morale et territoriale au monde slave.

Moins timorée ou plus philosophe à l’endroit des tiraillemens que lui suscite l’éternelle inquiétude des Magyars, l’Autriche eût trouvé dans le croatisme un ressort de politique orientale parfaitement adapté aux conditions ethnographiques de la péninsule. Il dépendait presque d’elle de confisquer l’illyrisme, au moins sous sa seconde forme, celle qui s’est dégagée de l’influence serbe. Le vieux royaume tri-unitaire, un instant enveloppé dans l’idéal illyrique, tendait à se ressaisir et stipulait lui-même les conditions de sa vie morale, demandant à être reconnu et cultivé en sa triple qualité de slave, de loyaliste et de latin. La formation politique réclamée, en 1879, par la Diète d’Agram, qui proposait d’y incorporer la Bosnie, n’avait-elle pas pour objet d’étendre ces aspirations ? Son principe, mis en valeur par des hommes d’Etat, eût plaidé de lui-même la cause de l’Autriche dans les Balkans, en la faisant apparaître comme tutrice d’un groupe compact de six millions de Slaves, lui pratique, la Couronne se constituait un rempart contre l’idée serbe, et dans le slavisme épuré de ses sujets trouvait une garantie contre les ambitions de l’autre. L’orgueil du peuple croate eût été flatté ; sa culture, au lieu d’être dissidente, s’identifiait de plus en plus avec celle que réclame l’idéal d’Etat autrichien ; sa force d’expansion se développait au profit de la monarchie et pouvait préparer les voies, dans les Balkans, à une occupation pacifique que celle des baïonnettes ne supplée pas.

C’est l’esprit de la Triple Alliance que l’Autriche préfère apporter au Drang nach Osten. Dès lors, les Slaves ne lui apparaissent plus comme un facteur d’expansion, mais comme un élément qu’il importe de scinder ou d’écarter, pour livrer passage à d’autres forces ethniques. À ce point de vue, elle tient le conflit serbo-croate pour une précieuse tissure, et la séparation des églises entre dans son jeu, au point que tous les efforts, de Slave à Slave, même d’autorité à autorité, en vue d’un rapprochement purement spirituel, provoquent ses suspicions et passent pour manœuvres politiques. C’est malgré elle qu’un concordat a été conclu entre le Saint-Siège et le Monténégro. C’est en partie grâce à elle que la Serbie n’en a pas. Strossmaier, évêque, faisant ressortir les croyances communes entre frères de rites séparés, lui paraît aussi incommode que Strossmaier, homme d’Etat.

Bien de plus caractéristique, à cet égard, que les tribulations