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la théorie elle-même des deux morales. Ah ! monsieur l’abbé !

Nous espérons avoir fait toucher du doigt les résultats qu’on peut attendre de l’admiration prise comme unique principe directeur dans les affaires de la critique littéraire : nous en aurions eu bien plus à dire si au lieu de la littérature nous en avions suivi les effets dans l’histoire. Nous avons montré à quelles conclusions elle amène un homme de goût et d’érudition, d’esprit cultivé, de conscience droite, un lettré et un chrétien. C’est une maîtresse d’erreur. On commence par mettre l’idole dans une sphère à part, en dehors des conditions de l’humanité. On se refuse à apercevoir chez celui qui tout de même est l’un de nous, les traits par où il peut nous être comparé. On en fait ainsi un être sans réalité dont l’œuvre et l’action deviennent inintelligibles. On fausse pour son usage toutes les notions. On humilie devant lui tous les principes. C’est ce à quoi une critique, qui a conscience de son devoir, ne se résigne pas. Est-ce à dire qu’il ne faille voir dans la critique qu’un instrument de chicane et un procédé de dénigrement ? Non sans doute et nous ne sommes guère disposé à admettre que celui qui fait métier de juger des choses de l’esprit puisse se passer d’admirer et d’aimer. Il doit avoir un sentiment très vif de ce qui est beau, éprouver profondément l’attrait de ce qui est grand. La sympathie est à la base de l’intelligence. Pour notre part, nous sommes infiniment sensible au prestige de cette belle figure de Chateaubriand qui domine et éclaire tout le siècle. Nous aimerions, si nous ne cherchions que notre plaisir, à nous y abandonner, sans l’analyser et sans le discuter. Apparemment rien n’est plus agréable et plus commode, si d’ailleurs rien n’est aussi plus dangereux. Mais l’œuvre propre du critique commence au moment précis où il fait effort pour échapper à cette séduction qu’exerce le génie et pour se ressaisir. Les grands hommes, ou ceux qui se prennent pour tels, n’ont que trop de penchant à se faire cette illusion que leur caprice est supérieur à toute règle et défie tout jugement. Le public les y encourage par sa complaisance. C’est pourquoi il est nécessaire qu’on vienne leur rappeler, au nom du goût parfois et d’autres fois au nom de la morale, que leurs fantaisies ne prévalent pas contre l’ordre commun, et que le génie lui-même n’élève pas ses privilégiés au-dessus de lois qui n’ont de valeur que parce que leur valeur est universelle.


RENE DOUMIC.