Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/927

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

balmacédiste a accru leur importance. Mais toute leur ambition se borne pour l’instant à boire de franches lippées, et, quand ils savent lire et écrire, à voter.

Et pendant qu’ils ploient leur dos sous les sacs de salpêtre, courent le long des môles et rament vers les grands navires, les agens anglais additionnent et multiplient, les douaniers enregistrent, les brasseurs d’affaires se démènent, et la vie d’Iquique se poursuit implacablement triste ou mortellement fiévreuse. Parfois une troupe italienne d’opéra-comique touche terre. La ville possède un théâtre assez vaste et plus élégant qu’on ne s’y attendrait. Durant quelques jours, Mignon, Carmen, la Cavalleria Rusticana interrompent la « beuverie » des clubs et font sur ce rivage un autre bruit que celui des locomotives et des vapeurs. On y entend des duos d’amour, des cris de passion, des couplets qui célèbrent le printemps, les fleurs, l’idéal, et l’air de bravoure des toréadors. L’orchestre joue faux, les chœurs détonnent, les chanteurs s’essoufflent, mais le public applaudit. Les pires acteurs émeuvent de beaux yeux péruviens. Une brise de romance amollit un instant les âmes. Italiens et Allemands font des retours vers leur pays : j’en ai vu qui débordaient d’enthousiasme à une méchante représentation du chef-d’œuvre de Bizet. Et certes tous ces gens-là ne seraient ni plus égoïstes ni plus grossiers que les autres, si la maladie de l’or ne les contaminait pas, s’ils respiraient une meilleure atmosphère que celle des fortunes excessives. Il faut bien se rendre à l’évidence : là où l’argent ruisselle, la bonté sociale tarit. Que la terre se crevasse et nous décèle un nouveau trésor, elle fait surgir à l’entour des énergies farouches, d’admirables ténacités, des merveilles d’ingéniosité, toute une forêt vierge de superbes instincts : une seule fleur n’y croît pas, la charité ; un seul rayon n’y perce jamais, l’amour du beau.

Cependant je me reprocherais d’oublier dans mes impressions d’Iquique l’histoire d’un dévouement modeste, qui doit d’autant plus nous toucher qu’il vient d’un Français et s’adresse à la France. Un de nos compatriotes, M. Duclos, s’est consacré tout entier au succès de l’Alliance française. On sait que cette Alliance a pour but de répandre à travers le monde notre langue, l’influence de notre génie, notre philosophie libérale. Cet homme jeune encore, aimable, distingué, test depuis trois ou quatre ans presque immobilisé par la paralysie. Il supporte la douleur avec le sourire résigné des stoïciens, et il a voué ses dernières forces au service de cette patrie lointaine qu’il n’espère plus revoir. Il a entrepris de rallier à cette œuvre bienfaisante tous les amis de notre nation et même ceux qui ne le sont pas. Malade, il a frappé à toutes les