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distinction de nationalité, tous les amis de ses amis. Anglais, Allemands, Italiens y levèrent le coude à la hauteur de leur cerveau. Hélas ! à l’heure où j’écris, le Codo a vécu. J’ai assisté à son repas funèbre, qui fut encore assez gai. Les phalanstères durent peu. Le Codo, qui a persisté quatorze ans, mérite une place parmi les plus célèbres syndicats d’appareils digestifs. C’est d’ailleurs la seule institution d’origine française que j’aie trouvée dans mon voyage.

Telle est la population d’Iquique, j’entends la population avouable, presque officielle.

Chaque colonie a fondé son club ; c’est là ou dans les cafés que se traitent les affaires. Les avocats y donnent leurs consultations, les agens des officines y rédigent leurs commandes, les salpêtriers y discutent leurs intérêts, et tous ponctuent leur conversation à l’aide de petits verres. Les chartreuses sont les virgules, les whisky, les points d’exclamation, les cocktails, les points suspensifs. Les aruspices de Tarapaca ne peuvent se regarder sans boire. Et ces buveurs ne dégustent jamais : ils lampent. Le plus grand nombre ne s’assied pas : debout, autour d’un comptoir de zinc, ils vident leurs alcools coup sur coup. A les voir comme à les entendre, on jurerait qu’ils essaient de tromper, en la noyant dans l’eau-de-vie, leur inextinguible soif d’argent. Ils parlent millions et boivent éperdument. Leurs convoitises les consument plus que le soleil ne les brûle et leurs cœurs sont aussi secs que les cactus de la montagne. Ils ne se lassent point de tremper leurs lèvres dans l’or liquide des bouteilles. Entrez au club anglais, regardez ces gentlemen, couleur brique, les uns accoudés sur le comptoir, les autres figés dans leur raideur britannique : ils n’ont d’autre plaisir que l’âpre chatouillement du liquide dans la gorge, Ils ne jouent même pas. La fièvre de leur gain journalier les a blasés sur l’émotion du poker et du baccarat. C’est à peine si quelques coups de dés désignent parfois celui qui réglera la consommation. Le samedi soir, toutes les écluses sont ouvertes ; le cliquetis des verres sonne le laissez-passer du dimanche, et la nuit ne s’achève pas sans des fracas de vaisselle et des chaviremens de tables. La boisson déchaîne parfois en ces hommes un furieux besoin de briser ce qui les entoure.

Elle a, comme partout, d’autres inconvéniens, dont le plus grave semble être, pour les gens du pays, de rougir terriblement les nez. Le fait est que je n’ai vu nulle part de nez plus flamboyans. Leurs rubis inspirèrent même à un certain aventurier l’idée d’une escroquerie, donc le succès prouve l’extraordinaire ivrognerie de cette population. L’histoire est récente. Il se présenta sous le titre suggestif de « blanchisseur de nez », et, à