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Cela n’y faisait rien, d’ailleurs ! et, généralement, notre « raison » n’était pas plutôt émancipée que nous nous empressions de la soumettre aux Taine et aux Renan, aux Littré et aux Vacherot. Je m’en console aujourd’hui en songeant qu’ils avaient eux aussi commencé par soumettre la leur aux Comte et aux Hegel, aux Strauss et aux Schleiermacher ! Et j’entends bien qu’on dira qu’il y a du « rationnel » dans ce genre de soumission ; et je veux bien en convenir ; mais il y en a si peu dans la plupart des cas ! La « raison » n’a souvent que l’air d’examiner et, comme on dit, de peser les autorités qu’elle subit : en réalité, c’est le caractère du maître qui se trouve répondre à de certaines convenances cachées de notre intelligence ; et notre adhésion ne procède pas tant de notre « raison » que de notre bonne volonté. L’autorité agit par ses moyens à elle, très différens de ceux de la « raison, » et qui n’ont même que tout à fait par hasard quelque chose de commun avec ceux de la raison.

C’est également ce que l’on peut dire de la tradition, dont le pouvoir est presque aussi grand que celui de l’autorité. En tout temps, et par tous pays, les conventions sociales reposent sur la tradition ou sur la coutume, — nous pouvons confondre ici ces deux sources de croyance, — et la coutume ou la tradition ne sont pas nécessairement irrationnelles ; mais qui ne sait cependant que le jeu favori de la « raison », dans l’usage de la vie commune, est d’opposer ce que j’appellerais volontiers la « conformité » de ses enseignemens aux bizarreries de la coutume et aux préjugés de la tradition ? Veut-on que ce soit autre chose, et plus, et mieux qu’un jeu ? Nous le voulons donc aussi. Mais il n’en demeure pas moins qu’avec et avant la « raison », et au même titre qu’elle, coutume et tradition sont une source de croyances, puisqu’elles en sont une de connaissance. Et que dirons-nous après cela du sentiment ou de l’instinct ? Évidemment le sentiment, ou le « cœur », comme disait Pascal, ne saurait nous apprendre que César battit Pompée dans la journée de Pharsale, ni que la terre accomplit en trois cent soixante-cinq jours sa révolution autour du soleil ! Mais, que la question se pose de savoir comment l’honnête homme doit agir dans une circonstance difficile, ou encore s’il y a du divin dans le monde, je me fierais bien au cœur autant qu’à la raison ! Nous apprenons par la raison à être philosophes, géomètres, physiciens, chimistes : nous apprenons par le cœur à être hommes, je veux dire à ne pas nous préférer à tout, et c’est une « science » qui en vaut quelquefois une autre. Et ce n’est pas