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dans je ne sais quel endroit de son Histoire d’Israël. Et, de fait, il n’y a rien de plus « rationnel ». Quelque avantage que je puisse obtenir dans la lutte pour la vie, ce que l’intérêt et la raison me conseillent, c’est d’essayer de l’obtenir. Ils ne me le déconseillent que si le risque est supérieur au gain ; et cela encore est « rationnel ». Qu’est-ce à dire, sinon que la raison est institutrice d’égoïsme ? « Il faut nous débarrasser l’esprit de cette idée très répandue, dit à ce propos M. Kidd, que les doctrines socialistes sont les produits d’imaginations en feu ou de cerveaux mal équilibrés. Elles sont, au contraire, le produit véridique et modéré de la saine raison. Il faut que nous allions plus loin encore. Il est évident que toute organisation sociale qui possède un système de récompenses pour les capacités naturelles, ne peut avoir de sanction suprême dans la raison pour tous tes individus. » C’est ce que je ne vois pas, quant à moi, que l’on puisse lui disputer.

La conséquence est évidente ; et M. Kidd la tire loyalement. « Il nous faut reconnaître que tous les systèmes et toutes les méthodes qui ont cherché, dans la nature des choses, une sanction rationnelle et universelle de la conduite individuelle dans les sociétés civilisées, ont également échoué. Leurs essais sont tous anti-scientifiques, puisqu’ils sont contraires aux conditions de la vie. Le positivisme, comme les autres systèmes, et même, à cause de son nom, plus que les autres systèmes, a manqué le but. » Voilà qui est clair, et voilà pour les « rationalistes » un beau thème à méditer ! La raison a si peu de rapports avec la vie, qu’aussitôt qu’elle entreprend de la régler, elle la trouble ! Ce qu’elle peut le moins obtenir de nous, c’est ce qu’en fait il nous faut considérer comme le plus nécessaire au maintien même et au progrès de l’institution sociale. Ses inspirations ne nous servent en quelque sorte qu’à nous « déshumaniser ». Et si nous ne le sommes pas plus à fond, si nous demeurons capables encore de quelque sacrifice ou de quelque dévouement, si nous persistons à croire à la possibilité du progrès social, nous ne le devons qu’à ce qui survit en nous d’irrationnel.

Je n’ai point à suivre plus avant M. Kidd, ou du moins ce n’est pas à son livre que je voudrais avoir l’air d’écrire une Préface. Mais, comment, si c’est un état d’esprit que j’essaie de définir, aurais-je pu ne pas signaler la confirmation que ces idées apportent à celles de M. Balfour ? Tandis qu’il y a quelques années seulement, la raison revendiquait un rôle souverain dans les affaires humaines ; et depuis tantôt quatre siècles, ou même davantage, si l’on voulait l’en croire, quelques progrès dont nous nous vantions, c’était elle qui avait tout fait, et tout le monde