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Considérons en effet l’histoire de l’humanité : nous voyons bien les ruines que la raison a faites, mais nous avons plus de peine à discerner ce qu’elle a édifié. Évidemment, ce n’est pas une opération de la raison que nous trouvons à l’origine de l’institution sociale, par exemple ; et il faut nous en féliciter, car, — si nous en jugeons par les utopies des faiseurs de systèmes, depuis Platon jusqu’à Fourier, pour ne rien dire de nos anarchistes, — une société vraiment « conforme à la raison » serait inhabitable. Est-ce d’ailleurs l’instinct que l’on trouve à l’origine des sociétés, quelque chose d’analogue à l’instinct de l’abeille ou de la fourmi ? est-ce autre chose, et je ne sais quelle force, encore cachée, et pour toujours peut-être, derrière ses effets ? Nous l’ignorons. Mais il n’importe, et il nous suffit pour le moment de pouvoir affirmer que ce n’est pas la raison. Nous ne devons à la raison aucun des principes sur lesquels les sociétés reposent et la preuve, c’est que, sociétés et principes, voulez-vous les ébranler jusque dans leurs fondemens ? on pourrait presque dire qu’il suffit d’essuyer de les « rationaliser ». Qu’y a-t-il de moins « rationnel » que le mariage ? que la propriété ? que l’État ? que la patrie ? Demandez-le plutôt à nos « rationalistes », j’entends les vrais, les bons, les purs, ceux qui n’écoutent que la raison, — et qui ne sont point, j’imagine, ces bourgeois de Thiers ou de Jules Simon, — mais l’auteur du Supplément au voyage de Bougainville, mais celui du Discours sur l’origine de l’inégalité, mais les Karl Marx et les Elisée Reclus, les Henry Georges et les Kropotkine !

Ce qu’il y a de moins rationnel ? Il y a la religion, nous répondra peut-être un de nos hommes politiques, de ceux qui se font un devoir de conscience de travailler à l’anéantissement des « superstitions », voltairiens attardés, qui ne se doutent pas eux-mêmes, dans un temps comme le nôtre, quel phénomène de « survivance » ils sont ! Et, en effet, il y a la religion. Ils ne se trompent pas. Si ce n’est pas une opération de la raison qu’on trouve à l’origine de l’institution sociale, ce n’est pas non plus à une opération de la raison que nous devons les religions ou la religion. Une religion « rationnelle » n’est pas une religion. Sur quoi, la question n’est pas de savoir ce que le contenu dogmatique d’une religion donnée, bouddhisme ou christianisme, offre en soi de conforme ou d’analogue à la raison, — puisque l’on convient que d’aucune religion le « rationnel » ne saurait être l’essence, — mais si les religions se montrent à nous dans l’histoire comme des forces incomparables,


Quæ mare, quæ terras, quæ cœlum turbine raptant ;