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qu’il méconnaisse l’autorité de la raison et sa souveraineté dans sa sphère ! On ne dispute pas plus ses titres à la raison qu’on ne les conteste à la science. On ne reprend contre elle ni les argumens de Montaigne, ni ceux de Pascal, ni ceux même de Bayle, qui ne sont pas de tous les moins subtils ni les moins forts ; on ne retourne pas contre elle ses propres armes ; et, quoiqu’il n’y ait rien qui fût de meilleure guerre, on n’use pas contre elle de sa propre tactique. On se demande seulement quelle est l’exacte étendue de la sphère où on la reconnaît volontiers souveraine ; et quelles questions sont de sa compétence ou quelles questions n’en sont pas. Voilà tantôt deux cents ou deux cent cinquante ans, fait observer M. Balfour, que l’on se représente la raison « comme une sorte d’Ormuzd engagé dans une lutte perpétuelle contre l’Ahriman de la tradition et de l’autorité. » Pourquoi cela ? Si la raison a souvent tort contre l’expérience, et si la science même, sauf à faire ensuite alliance avec elle, le lui a plus d’une fois prouvé, pourquoi la raison aurait-elle toujours raison contre la tradition et contre l’autorité ? Quelle que soit la valeur de ses procédés ou de ses méthodes, pourquoi les appliquerait-on indistinctement à la « décision de toute controverse » et au « traitement de toute croyance » ? Les sophistes de l’antiquité, les scolastiques du moyen âge, dont elle se moque, ne sont morts, si l’on y veut bien regarder, que d’avoir mis, tout justement, ce genre de confiance en elle. C’est au nom de la raison que Gorgias ébranlait les principes du bon sens ! La grande erreur de la scolastique n’est que d’avoir indistinctement appliqué le syllogisme « au traitement de toute croyance et à la décision de toute controverse ». Et, en donnant au mot son sens le plus élevé, je veux dire quand on ferait de la raison la forme en quelque sorte la plus épurée de l’intelligence, la forme souveraine, ne sommes-nous donc qu’intelligence ?

On le voit, si cette manière de poser le problème n’est pas absolument nouvelle, elle est relativement récente ; et, en tout cas, elle est significative d’un état nouveau des esprits. L’intelligence et la raison, on le reconnaît, sont assurément nécessaires à tout, mais on commence à s’avouer qu’elles ne suffisent peut-être à rien. On se demande s’il n’y aurait pas d’autres sources de connaissances et, par conséquent, d’autres fondemens de la croyance ? Ou, en d’autres termes encore, il ne s’agit plus de l’impuissance idéale ou théorique de la raison, mais de son insuffisance actuelle ou pratique ; et j’ajoute que ce ne sont plus des « discours » ou des « raisonnemens » qui doivent désormais l’établir : ce sont des faits.