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« démontre » au besoin, que nous n’en saisissons que les rapports avec les formes de notre sensibilité, mais nullement le fond, ni d’ailleurs quoi que ce soit qui ressemble au contenu de nos sensations. Entre les « couleurs » ou les « formes » des objets, telles que nous les percevons, et les qualités constitutives de ces objets, on pourrait presque dire, avec l’auteur des Pensées, qu’il y a tout juste autant de ressemblance qu’entre « le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant ». Mais, comme il n’y a rien aussi de plus connu, ce n’est pas encore par ce biais que M. Balfour a voulu prendre, pour la critiquer, la conception scientifique actuelle de l’univers ; et ce qu’il s’est efforcé d’établir, ce n’est pas tant ce que la conception a d’illusoire, ou pour ainsi parler de fantasmagorique, l’éternelle « Maya » dont elle nous rend les jouets : c’est ce qu’elle a d’incohérent.

Il oppose pour cela les qualités primaires des corps à leurs qualités qu’on appelle secondaires : l’étendue, par exemple, et la solidité à la forme et à la couleur. Il observe là-dessus que la « relativité » des premières a forcément quelque chose de moins « relatif » que la « relativité » des secondes. Et en effet, quand on a démontré, je suppose, qu’une orange, en soi, n’avait rien de commun avec la sensation qui la définit ou qui la constitue pour nous, puisque l’on peut démontrer la même chose d’une pomme ou d’une pèche, il faut bien qu’on admette l’existence d’un substratum ignoré, lequel maintient dans ces trois groupes de sensations les différences qui font pour nous la pêche, la pomme et l’orange[1]. Cependant, primaires ou secondaires, toutes ces qualités entrent indistinctement dans la construction que la science nous donne pour une représentation du monde. Il se fait là nous ne savons quel mélange d’illusion et de réalité. Nos sensations, les mêmes sensations, de l’œil et du toucher, tantôt sont prises comme adéquates à leur objet, et tantôt comme n’en suscitant en nous qu’une idée mensongère. La raison n’intervient que pour compliquer le débat. Alors, le sens commun, ou, pour mieux dire, l’expérience vulgaire, dont on a commencé par rejeter les données, redevient le juge d’un débat qui n’est en quelque sorte issu que de son incompétence. Et finalement, de tout cela, que résulte-t-il ? Il résulte, comme le dit M. Balfour dans une page que je tiens à reproduire tout entière : « un monde qui, pour la plupart des gens, ne peut être conçu d’une façon un peu adéquate que dans les limites du sens visuel, mais qui, en réalité, ne possède aucune des qualités associées d’une façon caractéristique au sens visuel :

  1. Voyez sur ce sujet de fortes et ingénieuses considérations de M. Denys Cochin dans son livre sur le Monde Extérieur, 1896.