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profondément blessé la Russie dont le ressentiment était encore très vivace au moment où M. de Bismarck fit son apparition sur les bords de la Neva. Il se garda bien d’en atténuer l’acuité ; il prit soin au contraire d’entretenir un désaccord qui répondait à tous ses désirs ; et il puisa ainsi, dans ses entretiens avec les conseillers de l’empereur Alexandre, un nouvel et puissant encouragement de persévérer dans la voie qu’il s’était tracée sans craindre désormais d’être désavoué. Il ne négligeait aucun soin toutefois pour défendre sans relâche les opinions qu’il savait plus ou moins partagées par son nouveau maître et pour les faire appuyer par son nouveau ministre des affaires étrangères, le baron de Schleinitz, s’appliquant à lui démontrer que la politique de la Prusse ne pouvait avoir qu’un objet ; le remaniement de l’Allemagne à son profit. Le 12 mai 1859, à la veille de la guerre d’Italie, redoutant un rapprochement avec l’Autriche ardemment désiré par les cours secondaires, il le conjure de profiter du conflit imminent pour rompre le lien qui étreint la Prusse et peut devenir un danger de vie. « Si nous laissons passer l’occasion actuelle, lui écrit-il, elle ne se reproduira peut-être pas de sitôt pour nous… Je vois, dans notre situation fédérale, ajoute-t-il, un vice dont souffre la Prusse et qu’il faudra, tôt ou tard, extirper ferro et igne. » Regrettant les bons combats qu’il livrait si vaillamment à ses collègues de la Diète, il lui écrit encore le 3 février 1860 : « J’apprends toujours avec plaisir, et avec une pointe de nostalgie, toutes les nouvelles concernant les choses et les personnes de Francfort, et lorsque je lis les journaux j’éprouve souvent l’envie de courir aux séances de la Diète pour prendre part à la lutte… La confédération a été jusqu’à ce jour, pour la Prusse, un poids et une corde autour de notre cou dont le bout est entre les mains ennemies qui n’attendent qu’une occasion pour serrer. » Ces vives incitations, qui s’adressaient plus encore au nouveau souverain qu’au ministre, n’eurent pas en ce moment la vertu de toucher le roi Guillaume ; ce prince en était encore à la période de recueillement et de préparation. M. de Bismarck cependant s’impatientait : « Tout n’est en résumé, disait ce diplomate doublé parfois d’un poète, tout n’est qu’une question de temps ; les peuples et les individus, la folie et la sagesse, la guerre et la paix, tout vient et s’en va comme la vague, et la mer reste. »

Ces épanchemens de M. de Bismarck, — et nous les avons cités dans ce dessein, — aident à se former une idée exacte de l’homme, de son caractère, de ses opinions, et montrent clairement que, comme le comte de Cavour, il a poursuivi, dès l’origine, l’agrandissement de son pays par l’abaissement de l’Autriche.