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soit au préjudice, soit à l’avantage de ses idées et de son avenir, et le tempérament émerge et se dégage dès le premier âge. Il convient, si nous voulons étudier nos deux personnages l’un par l’autre, et simultanément, de rappeler dans quel milieu et dans quelles conditions se sont écoulées leurs premières années.

Tous deux sont issus de la classe nobiliaire, classe privilégiée à cette époque soit en Prusse soit en Piémont. Ils sont nés et ils ont grandi sous un même régime, ce régime absolu que leurs ancêtres avaient servi et dont ils avaient été les bénéficiaires. L’un et l’autre se sont développés dans l’atmosphère politique qui les entourait. Mais si M. de Bismarck s’est nourri des doctrines qui avaient été celles de sa famille, Cavour s’y déroba avant d’atteindre sa majorité. C’est ainsi que le futur chancelier de l’empire germanique fît étalage, avant même d’entrer dans la vie publique, des sentimens qui avaient bercé son enfance. Sur les bancs de l’Université, dans les premiers salons qui lui furent ouverts, il se révéla le fidèle interprète des principes que ses aïeux avaient toujours professés. Ardent, vigoureux, énergique, il mit la puissance de ses muscles au service de ses opinions. Il était, pour ses condisciples, un franc et loyal camarade, mais à la condition qu’on n’exigeât pas le sacrifice de ses croyances. Il eut plusieurs duels et s’il ne s’en est pas toujours tiré heureusement, il n’a jamais fait aucune concession que son intransigeance ne pût avouer.

Les premières impressions de Cavour, ses premières manifestations furent d’une tout autre nature. Il était encore enfant que déjà il se révoltait contre un état de choses qui blessait tous ses instincts. Entré fort jeune et sans préparation littéraire à l’école militaire de Turin, il y fit de brillantes études scientifiques. Il fut choisi, parmi les cadets, pour faire partie du corps des pages ; cette faveur froissa son âme éprise déjà de liberté. Attaché en cette qualité à la maison du prince de Carignan, depuis le roi Charles-Albert, il se montra réfractaire aux devoirs de sa charge. Il déplut à ce prince et fut rayé du cadre des jeunes favorisés. Il a, depuis, révélé lui-même les sentimens qu’il apportait à la cour. A quelqu’un qui lui demandait comment les pages étaient habillés : « Parbleu, répondait-il, comment voulez-vous que nous fussions habillés, si ce n’est comme des laquais que nous étions ; j’en rougissais de honte. » Sorti de l’école dans les premiers rangs, il fut incorporé dans le génie ; il avait seize ans. Envoyé en garnison à Gênes, il s’y montra actif, laborieux, faisant preuve d’aptitudes qui le signalèrent à l’attention de ses chefs. Il s’y trouvait encore quand éclata la révolution de 1830 ; il y applaudit sans retenue, ne dissimulant pas des opinions libérales qui s’étaient affermies et