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même de quelques-uns des termes qu’emploie M. Gladstone devait mettre en garde contre lui. Tout le monde est d’accord, bien entendu, sur ce que les massacres arméniens ont eu de révoltant ; ce n’est pas à ce sujet que la moindre dissidence pourrait se produire ; mais il s’agit moins de condamner, de flétrir des actes contre lesquels se soulève la conscience universelle, que d’en prévenir le retour. Et que faut-il faire pour cela ?

M. Gladstone n’en a rien dit dans sa lettre à un de nos confrères, pas plus d’ailleurs que dans celles qu’il avait déjà adressées à des journaux anglais. Il s’est contenté d’y exhaler son indignation, et de charger plus spécialement la Russie et la France de venger l’humanité si cruellement outragée. Soit ; mais comment ? C’est toujours la même question qui se pose. Il est probable qu’on l’a posée à M. Gladstone de beaucoup de côtés à la fois ; on lui a demandé de s’expliquer, on l’a sommé de conclure. Il n’est pas seulement un philosophe ; il a souvent et longtemps dirigé les affaires de son pays ; il est homme politique et il connaît la valeur des mots. Retrouvant tout d’un coup son éloquence des meilleurs temps, il a fini par prononcer un grand discours à Liverpool. Ce discours était attendu avec impatience. S’il y avait pour l’Angleterre, s’il y avait même pour l’Europe un moyen assuré de faire prévaloir en Orient, contre les excès de la force brutale, la justice et la pitié, nul n’était plus propre que le glorieux vieillard à le reconnaître et à l’indiquer. Faut-il le dire ? Le discours de Liverpool a été une déception, et cette déception a été avouée par la presse de tous les partis. M. Gladstone n’a découvert, il n’a proposé aucun moyen d’atteindre le but que vise son ardente philanthropie. Sa parole, qui avait excité tant d’espérances, n’a laissé après elle que l’hésitation. C’est qu’après avoir dirigé un véritable et très injuste réquisitoire contre les puissances qu’il a accusées d’avoir laissé tout faire, après avoir déclaré que l’Angleterre devait garder pleine et entière l’indépendance de son propre jugement sans le sacrifier à personne, pas même à l’intérêt supérieur du concert européen, après avoir tout jugé, tout condamné, tout menacé, M. Gladstone a déclaré qu’il fallait s’arrêter en deçà de la guerre, parce que la guerre serait le pire de tous les maux. Il a donné comme un modèle à suivre la conduite de la France en 1840, justification imprévue, mais un peu tardive, d’une politique qui n’a pas trouvé autrefois d’adversaire plus résolu que le gouvernement britannique. Déclarer qu’on ira jusqu’à la guerre, mais qu’on ne fera pas un pas de plus, n’est-ce pas se désarmer d’avance et se réduire à l’impuissance ? En 1840, la France a laissé croire, au moins pendant un temps, elle a cru elle-même qu’elle ne reculerait pas devant l’obligation de mettre son attitude finale d’accord avec ses paroles : si elle avait dit dès le premier jour qu’en aucun cas elle ne tirerait l’épée, peut-être ne mériterait-elle pas aujourd’hui l’admiration rétrospective dont M. Gladstone veut