Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/720

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Autriche, elle obéit sans doute à des préoccupations différentes ; mais elle est sincèrement conservatrice et pacifique en Orient comme partout ailleurs, et s’il est vrai que, avant la mort du prince Lobanof et sous ses auspices, elle ait mis sa politique orientale d’accord avec celle de la Russie, on comprend que les velléités brouillonnes de l’opinion, et du gouvernement anglais, lui causent un certain malaise et fassent même naître chez elle une assez vive irritation. Cet état de l’esprit public, en Europe, était trop général pour qu’on pût le considérer à Londres comme négligeable. Évidemment les exhortations à la croisade qui étaient parties des bords de la Tamise, n’avaient pas produit sur ceux de la Sprée ou du Danube tout l’effet qu’on en avait espéré. Il y avait partout de la résistance, de la mauvaise humeur, et, pourquoi ne pas le dire ? de la défiance. Nous constatons ces impressions sans rechercher pour le moment dans quelle mesure elles peuvent être justifiées. L’opinion anglaise a fait alors une sorte de retour sur elle-même ; elle s’est demandé si elle n’était pas allée un peu trop loin, si elle n’avait pas effarouché, effrayé l’Europe, au lieu de la persuader. Et aussitôt le ton a changé. Les mêmes journaux qui s’étaient signalés par une ardeur inconsidérée sont revenus subitement à plus de circonspection et de mesure. Ils ont désavoué les projets hasardeux qu’on leur avait prêtés. « Une intervention armée en Turquie, a dit le Times, provoquerait infailliblement le renouvellement des massacres sur une grande échelle, dans maintes parties de l’empire, et si cette intervention était une intervention anglaise, décidée sans le consentement des autres puissances, elle conduirait, de plus, à une guerre européenne. Or, quels seraient nos alliés et quels seraient nos adversaires dans une pareille croisade ? L’attitude de la Russie a été nettement définie l’année dernière par le prince Lobanof, et l’attitude de la France est pareille. L’Autriche et sa grande voisine du nord sont, dit-on, arrivées à une entente pendant le séjour du tsar à Vienne, et la polémique traditionnelle de l’Autriche ne laisse pas de doutes sur la nature de cette entente. L’Italie peut-être marcherait avec nous, mais elle fait partie de la triple alliance, et puis elle a les mains occupées. Quant à l’Allemagne, on peut juger de ses intentions par les articles des journaux berlinois. Les avocats de l’agitation arménienne sont-ils préparés à affronter dans de telles conditions les chances d’une guerre européenne ? »

Cet article du plus répandu des journaux anglais, quelque peu différent de ceux qui l’avaient précédé, n’est passé inaperçu ni en Angleterre ni en Europe. Il a opéré comme un calmant ; il a provoqué une détente presque immédiate dans l’opinion. D’autres journaux ont présenté presque en même temps des réflexions analogues. Il en résultait bien qu’on faisait retomber sur autrui la responsabilité d’une inaction qu’on jugeait d’ailleurs déplorable, comme si l’Europe était restée