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gouvernement anglais lui-même, par l’organe de ses principaux ministres et notamment de lord Salisbury, avait tout fait pour amener l’opinion à ce point de nervosité où elle est bien près de ne plus pouvoir se contenir ; il suffit alors de peu de chose pour provoquer un véritable déchaînement, et ce n’est pas, hélas ! peu de chose qui s’est produit, puisque le sang a coulé à flots dans toute l’Anatolie et jusque dans les rues de Constantinople. Le second motif est que l’Angleterre, par le fait de sa situation particulière, et peut-être même sans qu’elle analyse les impressions confuses auxquelles elle s’abandonne quelquefois, a comme un instinct secret qu’elle risque moins que personne en se laissant aller à l’impétuosité de ses passions généreuses. Elle a tous les avantages d’une attitude très noble, sans en avoir les inconvéniens. Il serait sans doute injuste de nier la très grande part de spontanéité qui existe chez elle. L’Angleterre a joué un rôle trop important dans le développement de la civilisation universelle pour qu’on puisse l’accuser d’avoir toujours cédé à des calculs d’intérêt personnel. Il y a dans ce peuple un fond de mysticisme religieux et même sentimental qui a tenu dans son histoire une place considérable, et dont on ne saurait faire abstraction sans se condamner soi-même à ne pas comprendre beaucoup de choses. Que l’opinion ait été très sincèrement émue par les massacres d’Orient, cela n’est pas douteux, et comment n’en aurait-il pas été ainsi puisque, depuis de longs mois et même depuis des années, elle avait été préparée par les comités arméniens ou arménophiles à témoigner aux « frères chrétiens » d’Anatolie un intérêt qui, dans l’espoir de tous, ne pouvait pas manquer d’être efficace ? Le malheur est qu’il ne l’a pas été. L’Angleterre s’en est rendu compte avec une véritable angoisse. Mais que faire ? Fallait-il recourir aux résolutions extrêmes ? Pendant quelques jours, la presse a paru le laisser entendre : nous employons des expressions volontairement atténuées, adoucies, compliquées de réticences, afin d’être aussi exact que possible et de ne pas dépasser la mesure où nos confrères anglais devaient d’ailleurs revenir bientôt. On aurait pu croire, à les lire, que nous étions à la veille d’une nouvelle croisade. Le gouvernement se taisait, mais tous ses organes jetaient feu et flammes. Les journaux indépendans n’étaient pas moins violens. L’opposition se faisait remarquer dans ce nouveau steeple-chase par une ardeur qui stimulait celle d’autrui, comme si elle avait eu besoin d’être stimulée. Dans tout autre pays, alors surtout que l’opinion y est souveraine, un pareil soulèvement de l’esprit public aurait certainement annoncé des résolutions extrêmes. Mais les choses ne vont pas toujours ainsi en Angleterre. Précisément parce qu’elle a pleine conscience de sa grandeur qui ne saurait jamais être mise en cause, l’Angleterre ne se fait aucun scrupule de s’arrêter, ou même de revenir en arrière, lorsqu’elle se reconnaît engagée dans une voie sans issue. Elle sent bien que ces conversions subites ne la