Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/712

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

viriles : mais les mobiles qui les faisaient agir n’ont point changé depuis lors ; et il nous suffit d’entrer dans l’intimité de leur vie pour les sentir aussitôt semblables à nous.

Pour avoir été « l’origine et la source des élégances de son temps » Isabelle d’Este, par exemple, n’en a que plus constamment souffert du manque d’argent. Sans cesse nous la voyons contrainte à décommander quelque robe ou quelque jupon, faute d’avoir de quoi en payer l’achat. « Mon Dieu ! s’écriait-elle en songeant à la fortune de Ludovic le More, pourquoi nous, qui dépensons si volontiers, n’avons-nous pas tant d’argent ! » La même plainte se retrouve dans toutes ses lettres. « Je suis couverte de dettes, écrit-elle en 1497 à la seigneurie de Venise, et je serai sans ressource si vous refusez de me secourir. » Elle emprunte à des banquiers, à des orfèvres, jusqu’à des domestiques. Ses admirables bijoux, qui lui coûtent si cher, à peine se les est-elle procurés qu’elle est obligée de les mettre en gage. « Ayant entendu de la bouche de Pietro ce que vous l’avez chargé de me dire, mande-t-elle à son mari le 14 mai 1495, je vous envoie ci-joint mon grand diamant, mon balasso, mon grand rubis, et le joyau de ma féronnière. Le reste de mes bijoux, comme le sait Votre Excellence, est encore en gage à Venise. Je vous fais parvenir en même temps mon collier aux cent faces ; la chaîne que je porte à la ceinture, je ne puis vous l’envoyer, car on me l’a vu porter pendant mon séjour à Milan. Si j’avais connu plus tôt le désir de Votre Excellence, je l’aurais fait défaire et arranger sous une autre forme ; mais à présent je n’en ai plus le temps. » En septembre 1499, se trouvant « épuisée d’argent » au point de ne pouvoir rendre à Brognolo quatre-vingts ducats qu’elle lui doit, elle envoie un homme de confiance à Milan, avec mission d’engager ses bijoux et ses chaînes. Trois fois en deux ans les objets qu’elle a mis en gage sont sur le point d’être vendus aux enchères : grande honte et grande agitation pour la pauvre femme. Pour se tirer d’embarras, elle emprunte ailleurs. Elle est entourée d,’usuriers juifs, qui sans cesse se montrent moins accommodans, sans cesse lui réclament des intérêts plus forts. En 1517, elle engage son argenterie ; en 1528, son plus beau collier. Elle meurt sans avoir pu jamais jouir à l’aise de ces merveilles, dont toutes les cours de l’Europe lui ont envié la jouissance.

De toutes parts, en effet, son luxe lui valait une admiration mêlée de jalousie. On épiait soigneusement ses moindres achats. La reine de Pologne, la duchesse d’Orléans, la consultaient sur des questions de toilette ; François Ier lui demandait des modèles de robes pour les dames de sa cour ; Suzanne Gonzague la priait de vouloir bien l’autoriser à porter une certaine pelisse semblable à celle qu’elle portait, et qui était « de son invention ». Mais tant d’hommages qu’elle recevait ne l’empêchaient pas d’épier et d’envier elle-même les « inventions »