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Qu’est-ce à dire, sinon qu’à côté de la critique qui se borne à apprécier les œuvres d’art suivant son humeur du moment, une autre forme de critique est possible, plus positive et plus durable, celle-là même dont Fromentin nous a donné jadis un si parfait spécimen ? Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les peintres hollandais, les pages qui leur sont consacrées dans les Maîtres d’autrefois n’en gardent pas moins tout leur prix : c’est qu’avec une science, une conscience, une pénétration admirables, Fromentin s’y attache surtout à nous expliquer leur peinture ; et chacun est libre ensuite de la juger avec ses goûts, ses sentimens personnels.


Une explication de ce genre est malheureusement plus difficile pour l’œuvre de Tiepolo que pour celle de Cuyp, de Ruysdael, ou d’aucun autre des petits Hollandais. A côté des connaissances techniques les plus étendues, elle suppose encore une érudition historique qui doit, j’imagine, devenir plus rare d’année en année. Car il ne s’agit plus seulement ici de nous indiquer les points par où le talent de Tiepolo se distingue de celui des peintres de son école : c’est cette école même qu’il faut reconstituer, afin de pouvoir étudier le maître dans le milieu où il a vécu. Avant d’établir ce qui, dans son art, lui appartient en propre, il faut rechercher ce qu’il a de commun avec l’art de son temps. Et cet art a disparu : à jamais disparu, pourrions-nous dire, si l’exemple même de Tiepolo ne nous avait instruits de la vanité de toute prédiction de ce genre. Mais en attendant qu’on s’avise de le ressusciter, aucun art n’est aussi complètement mort que celui des Bruni, des Metelli, des Fulgenzio Mondina, de tous ces prédécesseurs et émules de Jean Tiepolo. Qui se souvient même de leurs noms ? Et faute de les connaître, qui peut se vanter d’apprécier exactement l’originalité de leur illustre rival ?

Il faut savoir gré du moins à un critique italien, M. Corrado Ricci, d’avoir tenté une première ébauche de cette enquête sur les origines historiques du génie de Tiepolo. En quelques pages, son article de la Nuova Antologia nous en apprend plus que les plus longs dithyrambes. Et il a suffi à M. Ricci de mettre Tiepolo à sa place dans le passé, de noter sommairement les leçons qu’il a reçues et les influences qu’il a subies, pour nous le révéler du même coup sous un aspect tout nouveau.

Étrange ironie de la destinée ! Ce maître qu’on a tour à tour flétri et exalté comme le plus excentrique de tous, celui que Taine appelait un « maniériste », celui dont Charles Blanc déplorait « le génie malsain et bizarre », se trouve avoir été simplement, en réalité, l’habile et consciencieux gardien des traditions de son temps. Les particularités que ses détracteurs lui ont si longtemps reprochées, et qui lui