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salaires nous la révéleront, et seuls ils peuvent nous la révéler.

Longtemps nos yeux, dans le passé, n’ont aperçu que l’écorce des choses, les modifications tout extérieures des royaumes, les têtes qui dépassaient le niveau des foules, les faits qui contrariaient le cours ordinaire de la vie. Mais le champ des études historiques s’est élargi de nos jours ; il s’élargira encore. Les mesquines affaires des grands de ce monde, le récit de leurs passions, de leurs intrigues, de leurs vertus ou de leurs forfaits n’ont plus le don de nous intéresser uniquement. On s’est lassé d’admirer les stratagèmes des généraux, de compter les cadavres sur les champs de bataille. Les finesses des diplomates qui amènent la guerre pour profiter de la paix et profitent de la paix pour préparer la guerre, l’élargissement des empires qui soudent les hommes en grosses masses, leurs morcellemens qui divisent les citoyens en minces troupeaux, ne sont-ce pas là des matières à réflexions qui vieillissent et qui s’usent ? Au contraire, pour cette foule intelligente que nous sommes, passionnés pour nos destinées de demain, est-il rien dans les siècles d’hier qui mérite mieux de fixer notre attention que la marche du progrès moral et matériel, que l’histoire de ces deux biens dont la possession est en somme le seul objectif de l’humanité : la liberté et le bien-être ?

Or ces deux biens n’ont entre eux aucun lien positif ; ils ne s’appellent pas, ils ne s’engendrent pas l’un l’autre : les temps passés le démontrent clairement. Dans une société civilisée, il peut arriver, il arrive quelquefois, qu’un homme meure de faim ; cela n’arrive jamais à un cheval. Sans aller jusqu’au décès par inanition, il est des misères dont souffrira maint électeur et que n’endurera jamais un bœuf. Les conditions économiques dans lesquelles ces animaux sont placés les préservent, durant la vie, de certaines privations dont la civilisation ne préserve pas toujours des hommes. Un esclave que son maître peut battre ou tuer est plus à l’abri de certains dénûmens que bien des travailleurs maîtres de leur existence.

Prenons le serf du moyen âge : il vit dans un pays où la population est rare, où la plupart des produits de la terre sont à bas prix. Il jouira donc, tout serf qu’il est, d’un nombre de kilogrammes de pain ou de viande, de laine ou de bois, comparativement plus grand que le journalier libre des XVIIe et XVIIIe siècles, qui doit partager, avec vingt millions de concitoyens, des denrées dont la somme n’a pas augmenté autant que le nombre des bouches à nourrir. Est-ce à dire que le moyen âge, dans son ensemble, vaille mieux que les temps modernes ? La civilisation en créant l’épargne, en morcelant le sol et en consacrant la