Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/568

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant de fois pacifiées par nos conseils ou par nos armes, une occasion nouvelle de faire bénir le nom de la France, ne fût-ce qu’en servant d’intermédiaires entre nos amis les Russes et nos voisins les Anglais, pour arracher les chrétiens d’Asie au yatagan des fanatiques. Ne soyons pas injustes envers nous-mêmes ; cette tâche, nous nous y sommes essayés, l’automne dernier ; il est vrai que le succès a été maigre. Le monde a eu cette déception de voir la France, la Russie, l’Angleterre, en apparence unies, impuissantes à retenir ou à punir le bras des égorgeurs.

La faute, vont murmurer les Anglais, sur le passage du tsar, en est à la Russie, devenue infidèle à sa mission ancienne, et à la France, pour complaire à la Russie, oublieuse de ses traditions séculaires. Ainsi raisonnent les Anglais, ne voulant voir, comme d’habitude, que la paille dans l’œil du voisin. La faute. hélas ! est aux défiances des puissances ; et ces défiances, les Anglais feignent d’ignorer que d’alimens l’Angleterre n’a cessé de leur fournir. Ne s’en souviennent-ils plus, les autres se rappellent quels ont été les procédés de la politique britannique à Cypre, en Égypte, au Soudan, sans parler des incorrections ou des incartades des Compagnies à charte au Transvaal et sur le Niger. Les gouvernemens sont-ils injustes envers la politique anglaise, c’est que son passé légitime toutes les suspicions. Lorsque, prise d’un zèle nouveau chez elle, l’Angleterre est venue se poser en champion des chrétiens égorgés comme un vil troupeau, les autres nations, la Russie la première, peu habituées avoir le cabinet britannique aussi soucieux de la sécurité des sujets chrétiens du sultan, se sont demandé quelle intrigue nouvelle machinait l’Angleterre, sur quelle autre Cypre ou sur quelle autre Alexandrie ses flottes s’apprêtaient à planter son drapeau. La chancellerie pétersbourgeoise, alors attentive à l’Extrême-Orient, a cru que le Foreign-Office cherchait à la distraire de la Corée et de la Mandchourie au moyen d’une diversion dans les montagnes d’Arménie. La politique anglaise avait d’avance discrédité la philanthropie anglaise. Soupçons injustes ! défiances à tout le moins exagérées ! dont les disciples de Gladstone, jadis auxiliaires des Russes en Bulgarie, ont le droit de s’indigner, mais qui ne sauraient beaucoup surprendre les héritiers de lord Beaconsfield, si longtemps patrons aveugles des brigands kurdes ou des pachas turcs, et hier encore, négateurs obstinés, à l’encontre des Russes, des « atrocités bulgares ». N’est-ce pas une loi de ce triste monde que les innocens payent pour les coupables ? Les chrétiens d’Asie ont été les victimes, sinon de la politique anglaise, du moins des suspicions fomentées par les pratiques anciennes ou récentes de la politique anglaise. Les