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avec de larges rues, des promenades, des monumens, des maisons monumentales. Les rues sont bruyantes, pleines de voitures ; beaucoup d’équipages, de toilettes, de dépenses. On ne songe qu’à s’amuser : quel contraste avec Rennes ! G… qui a vécu ici quatre ans, après avoir passé onze mois à Rennes, disait qu’il se croyait entré dans le Paradis. En effet, la vie y est gaie, répandue à l’extérieur, toute méridionale, et le commerce, les vins, jettent à foison l’argent aux mains des gens.

Ils ont raison de s’amuser ; depuis que je fais un métier, j’e sens ce que c’est qu’un métier. On veut en sortir, oublier la platitude, la monotonie des affaires, faire boire à tous les sens une sorte de vin de Champagne. — La vie de l’artiste, de l’écrivain est tout autre. Il a joui, produit, fait œuvre d’homme pendant le jour, il lui faut le repos du soir.

J’étais trop las, je n’ai rien vu ici, ni en voiture depuis Tours, sauf des formes brouillées, vagues, infiniment touchantes et tristes le soir et la nuit, et ce riant pays de Ruelle. Des vignes sur toutes les collines, et dans les fonds des prairies étincelantes ; des eaux claires de sources richement épandues, avec des joncs, des herbes aquatiques pullulantes, des peupliers sur tous les bords et une étrange teinte d’émeraude à l’ombre, sous les flèches du soleil qui glissent et la brisent ; çà et là des éclairs sur les remous. A l’horizon, des toits presque plats en tuiles pâles, des moulins jetés au hasard, une église ancienne avec un vieux village pittoresque comme en Italie, au-dessus de la source bleuâtre, transparente, qui sort d’un gouffre.

Je suis déjà venu deux ou trois fois à Bordeaux ; j’ai vu et décrit le fleuve et l’admirable port[1]. Aujourd’hui, entre deux pluies, promenade au jardin botanique qui est nouveau ; il a une rivière verdâtre tranquille, des plantations de petits bananiers, de grands arbres bien disposés comme Saint-James, à Londres. — Mais les maisons voisines apparaissent trop.

Ce qu’il faut surtout regarder ici, ce sont les gens. Nos élèves ont un air décidé, net ; ils inventent quand ils ne savent pas. Ils ont la parole facile, improvisent, ont de la ressource. Les têtes sont bien coupées, souvent maigres et toujours actives. Quelle différence si l’on pense aux candidats somnolens de La Flèche !

L’accent est étonnant ; on a envie de leur dire : « As-tu déjeuné, Jacquot ? » Prononciation brève, roulante ; une volubilité de langue et un chant sur certaines parties de la phrase.

  1. Voyage aux Pyrénées.