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coulé sur tout le territoire avec une abondance inaccoutumée, et néanmoins stérile. N’importe ; les Crétois n’ont pas tardé à s’insurger eux aussi et à adresser leurs revendications à Constantinople. Et la fortune a été pour eux plus clémente. Ils ont vu leurs vœux accueillis, non pas dans leur intégralité sans doute, mais dans leurs parties essentielles. Ils ont obtenu une sorte d’autonomie, un gouverneur chrétien, une représentation nationale ou quelque chose qui y ressemble, une gendarmerie avec des officiers européens, une justice offrant des garanties sérieuses, le droit, moyennant un tribut payé à la Porte, de disposer du reste de leurs ressources, enfin l’assurance que l’Europe veillerait à ce que toutes ces réformes ne restassent pas lettre morte. Heureux Crétois ! A peine quelques-uns ont péri dans la lutte. On comprend très bien l’impression douloureuse qu’ont éprouvée les Arméniens quand ils ont fait un retour sur eux-mêmes et comparé leur propre sort à celui que d’autres avaient réussi à s’assurer. Après l’immense effort qu’ils avaient fait en pure perte, après la répression terrible dont ils avaient été victimes, les forces leur manquaient pour une insurrection nouvelle. Voilà pourquoi quelques-uns d’entre eux ont essayé d’attirer au moins l’attention par un coup de désespoir, un peu à la manière de ces déséquilibrés qui tirent un coup de pistolet dans la foule, sans mesurer la portée de leur acte et sans en prévoir toutes les conséquences. Le rêve, pour eux, était de lier leur cause à celle des Crétois et de l’imposer conjointement aux préoccupations de l’Europe : le réveil a été tragique.

Pendant deux jours, Constantinople a été livrée à une populace exaspérée. La troupe étonnée, peut-être complaisante, en tout cas sans ordres, regardait et laissait faire. Des armes de toute nature, fusils, pistolets, poignards, gourdins ferrés, se sont trouvées comme par enchantement dans toutes les mains. On a dit qu’elles avaient été distribuées d’avance, en prévision des événemens possibles, peut-être secrètement désirés, et rien ne paraît plus probable. Quoi qu’il en soit, la chasse à l’Arménien a commencé dans les rues, dans les maisons même, avec une férocité sans égale, et, comme on peut le penser, la vengeance ottomane s’est égarée plus d’une fois sur d’autres têtes que celles des Arméniens. Cela d’ailleurs importe peu : la vie humaine est toujours sacrée, quelle que soit la nationalité de ceux qui tombent sous la violence déchaînée. En quelques heures, des milliers de victimes ont péri. La panique a été générale ; elle n’est pas encore calmée ; elle est prête à renaître au moindre incident. La sécurité, dont les Européens croyaient du moins pouvoir jouir à l’extrémité de la Corne d’Or, autour du Bosphore, à deux pas d’Yldiz-Kiosk, n’est plus qu’un vain mot, — fait très considérable, que l’on ne saurait trop recommander à l’attention de la Porte. C’est au sultan