Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par tous. Bientôt après, l’insurrection a éclaté en Crète. La violation sans excuses du pacte d’Halepa donnait aux revendications crétoises une base légitime. Il a été facile, dès le premier jour, de comprendre que la Porte devait céder et qu’elle céderait. Elle devait le faire non seulement parce que les chrétiens de Crète étaient dans leur droit, non seulement parce que certaines puissances de l’Europe s’intéressaient à eux avec beaucoup d’ardeur, non seulement parce que la situation géographique du pays permettait de leur apporter des secours de tous les genres, et parce que la diplomatie aurait trouvé au besoin toutes les voies ouvertes à une intervention effective, mais parce qu’il était impossible à la Porte, dans une île européenne, au milieu de la Méditerranée, d’appliquer les procédés de répression, ou, pour mieux dire, d’extermination dont elle avait usé en Arménie. Il ne fallait pas songer à recourir à de pareils moyens de pacification. Nous l’avons dit ; c’était l’évidence même ; l’Europe entière se serait soulevée si la Crète, placée en quelque sorte à portée de sa main, avait été soumise au même régime que l’Anatolie et même une partie de la Syrie. Mais ce que personne alors n’avait prévu et ne pouvait prévoir, c’est ce qui s’est passé à Constantinople. Comment ce qui paraissait impossible en Crète ne l’a-t-il pas été à Constantinople ? Constantinople n’est pas seulement la capitale de l’empire ottoman, c’est une ville européenne. Les colonies étrangères y occupent de vastes quartiers. Toutes les puissances y ont des intérêts matériels qui sont représentés par des institutions puissantes. Les intérêts privés y abondent, dans le commerce, dans l’industrie. Il ne nous serait même pas venu à l’esprit de dire, tant la chose allait de soi, que l’ordre ne pouvait pas être troublé à Constantinople sans qu’un immense péril en résultât. L’ordre, pourtant, y a été troublé de la manière la plus grave. A toutes les causes d’alarme qui existaient déjà en Orient, est venue s’en ajouter une autre : la sécurité de la capitale n’est plus assurée.

Nous arrivons trop tard aujourd’hui pour raconter des faits que tout le monde connaît. Les journaux en ont multiplié les récits. On sait qu’une poignée d’Arméniens ont conçu le projet insensé de se rendre maîtres, par surprise et par force, de la Banque ottomane, et de dicter de là leurs volontés à l’Europe. C’est le système des otages appliqué à un grand établissement public et à tout le personnel de ses directeurs et de ses agens. Qui aurait pu s’attendre à un coup de main de ce genre ? L’histoire des conspirations, si fertile en inventions à la fois puériles et violentes, n’offre pourtant rien de pareil. On se croirait transporté dans le domaine du pur mélodrame. Comment les vingt à vingt-cinq Arméniens qui se sont emparés en quelques minutes de la Banque ottomane ont-ils cru qu’une fois là ils pourraient négocier avec l’Europe de puissance à puissance ? nous ne nous chargeons pas de ré-