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La malheureuse ! Creuzer, en réponse, lui apprenait le latin : il lui composait de petites versions, qu’il lui conseillait de traduire. À toutes les demandes de rendez-vous, il se dérobait, prétextant des articles à écrire, des leçons à préparer, des « célébrités à promener dans Heidelberg. » Dans une lettre du 23 juin, il lui exposait la nécessité où il était « de mettre une réserve à ses sentimens pour elle » ; encore la lui exposait-il en des termes si durs et si grossiers, qu’on aurait de la honte à les reproduire. Et tout cela en continuant à se prétendre l’ami de celle qui, désormais, ne vivait plus que pour lui, de celle à propos de qui, six mois auparavant, il écrivait à son cousin Léonard : « Ecoute la seule chose qui soit sûre : c’est que la vie s’en ira de mon corps avant que mon amour pour Caroline s’efface de mon cœur ; et cela quand l’univers entier se mettrait à l’encontre ! »

La jeune fille, cependant, ne lui demandait plus de grands sacrifices. « Cherche, lui écrivait-elle, à te regagner plus encore la confiance de ta femme ! Dis-lui que nous avons décidément renoncé l’un à l’autre ! Si tu me le permets, je lui dirai la même chose, de mon côté, afin que tu retrouves la paix dans ta maison, et que Sophie ne puisse plus troubler notre union, puisque aussi bien celle-ci n’offre plus pour elle le moindre danger. »

Mais ce n’était point de cette manière que Creuzer entendait « retrouver la paix ». Ayant appris qu’un jeune poète, Léo de Seckendorff, venait d’arriver à Francfort, et que Caroline l’y avait rencontré, il imagina simplement d’engager la jeune fille à se marier avec lui ! Voici, exactement traduite, la lettre extraordinaire qu’il lui écrivit, quelques jours après avoir reçu d’elle les lignes si touchantes qu’on a lues plus haut :

« J’ai fait ici la connaissance de Seckendorff, et j’ai passé quelques heures avec lui chez les Brentano. De ses livres je n’ai encore rien lu : mais à en juger par sa conversation, c’est, me paraît-il, un homme de talent et qui sait beaucoup. Je le trouve, de plus, un fort bel homme ; ses traits, en vérité, me plaisent moins, mais il a dans ses formes, dans ses mouvemens, dans sa façon de se vêtir, quelque chose d’élégant et de distingué. Tandis que moi, comme tu le sais, je suis pauvre et mal doué de la nature à tous les points de vue : et pour comble de malheur je ne suis pas libre, me trouvant enchaîné par un mariage dont, au dire de mes amis, je n’ai point le droit de me délivrer. Dans ces conditions, il me faut bien m’habituer peu à peu à admettre que mon amie s’engage dans de nouveaux lions. »

Ainsi Creuzer s’ingéniait aux combinaisons les plus diverses, dans son désir de secouer un joug qu’il s’était lui-même imposé. Et comme la jeune fille s’obstinait à ne point comprendre, il résolut enfin, vers le milieu de juillet, de lui signifier son désir en des termes précis. C’est