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Sans cesse il la supplie de consentir à un nouveau rendez-vous, où il pourra enfin réaliser son « espoir de la posséder ». Sans cesse la jeune fille s’y refuse. Elle ne veut plus lui écrire que de façon que Mme Creuzer puisse lire ses lettres. « Quelle horreur, s’écrie son ami, de penser que vous n’avez plus rien à me dire que d’autres ne puissent entendre ! » Et comme elle lui reprochait de l’avoir encore tutoyée, il la tutoie de nouveau, avec de grands sermens et des sanglots entre toutes les lignes.

À force peut-être de l’entendre constamment parler de sa mort, Caroline se laisse entraîner elle-même à des pensées de suicide : mais elle y apporte tant de sérieux et un air si résolu, que Creuzer, épouvanté, interrompt brusquement ses dissertations sur la « béatitude du retour au grand Tout ». Il l’engage à jouir de la nature, et du printemps, et de la vie. Il la supplie de vivre, « pour sa Suzanne et pour lui ».

Le 2 mai 1805, il écrit à son cousin qu’il vient d’arriver à Francfort, mais que cette fois sa femme elle-même lui a fait son sac de voyage, et l’a autorisé à se rendre près de Caroline. Celle-ci, cependant, lui a à peine accordé une minute d’entretien. Et de nouveau le philosophe se désespère de l’impossibilité de l’avoir toute à lui. Sa femme met à la séparation des conditions impossibles : il supplie son cousin d’intervenir auprès d’elle. « Tu le vois, lui dit-il, il y a ici deux personnes sacrifiées parce qu’une troisième personne ne consent pas à se sacrifier. Si tu voulais écrire à ma femme, mais une lettre bien vraie, bien chaude, et bien expressive, où tu lui représenterais ses quarante-sept ans vis-à-vis de mes trente-quatre ans ! »

Mme Creuzer, du reste, s’était, dès le premier jour, parfaitement résignée, du moins en apparence, à l’amour de son mari pour la jeune chanoinesse. Elle écrivait à celle-ci des billets pleins de cordialité, où elle exprimait le vœu « de voir le bonheur des deux amans réalisé le plus vite possible ». Mais pour quitter la place elle réclamait une pension, qui lui permît de vivre à l’aise avec ses enfans. Son mariage avec Creuzer, en effet, lui avait fait perdre sa rente de veuve de professeur ; et elle faisait valoir de plus — détail assez comique — l’impossibilité pour elle, si elle consentait au divorce, de toucher un jour une rente de veuve, en cas de mort de Creuzer. En un mot, elle voulait de l’argent, et son mari, d’ailleurs très pauvre, se refusait à lui en donner. De là ces tergiversations, ces projets et ces contre-projets, qui remplissent, durant toute l’année 1805, la correspondance de Creuzer avec Caroline. De jour en jour, celle-ci s’éprend davantage de lui ; et lui, sans précisément se fatiguer d’elle, on sent que de jour en jour il trouve plus agréable d’être ainsi adoré de loin, sans qu’il lui en coûte aucun sacrifice d’argent ni d’honneurs. Après avoir proposé lui-même